Mot à Mot


Philippe Lefebvre

 

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SUITE… 

 


Écouter sans entendre, voir sans voir
Matthieu 13, 9. 14-15

Va, me dit le Seigneur, et tu diras à ce peuple : “Écoutez, écoutez et ne comprenez pas, voyez, voyez et ne percevez pas. Épaissis le cœur de ce peuple, appesantis ses oreilles et bouche-lui les yeux, de peur qu'il ne voie de ses yeux, qu'il n'entende de ses oreilles, que son cœur ne comprenne, qu'il ne se convertisse et qu'il ne soit guéri” (Isaïe 6, 9-10).

Ce passage d'Isaïe : une citation fréquente dans le Nouveau Testament


Ce bref texte du prophète Isaïe est un des passages de l'Ancien Testament que le Nouveau Testament reprend le plus fréquemment. On le trouve cité de façon explicite en : Jésus vient de prononcer la première de ses grandes paraboles du Royaume, celle du semeur (Matthieu 13, 1-9). Il proclame en conclusion que ses enseignements —cette parabole capitale en particulier— ne sont pas entendus et qu'ils n'amènent aucune vision nouvelle des choses chez la plupart de ses auditeurs. Dans les passages parallèles de Marc et de Luc où la parabole du semeur est aussi donnée, Jésus cite plus ou moins longuement le texte d'Isaïe (Marc 4, 12 et de Luc 8, 10). En fait, au-delà de la mention précise, toute la parole de Jésus est, dans ces chapitres, habitée par ces versets du prophète. Jésus ne fait pas que citer les propos d'Isaïe, mis par écrit cinq ou six siècles avant lui ; il les développe d'une manière personnelle, actualisée, pour décrire exactement l'expérience qu'il connaît au moment où il parle.

Ces versets sont à nouveau repris in extenso dans un endroit stratégique : la fin des Actes des Apôtres (Actes 28, 26-27 ; suivent trois versets et les Actes se terminent). Ils constituent comme le testament spirituel de Paul, amené prisonnier à Rome. Paul essaie de convaincre ses corréligionnaires juifs, "rendant témoignage au royaume de Dieu et s'efforçant de les persuader au sujet de Jésus, à partir de la Loi de Moïse et des Prophètes, depuis le matin jusqu'au soir" (Actes 28, 23). Et comme personne ne l'entend vraiment, il s'exclame : "L'Esprit saint a bien parlé, quand il a dit à vos pères par Isaïe le prophète : “Va trouver ce peuple et dis : Vous entendrez de vos oreilles et ne comprendrez pas” etc". On dit parfois que les Actes se finissent sur une note "pessimiste", que Paul est déprimé par cette non-écoute des siens et que le livre se clôt pour cette raison par une citation jugée amère. C'est méconnaître les versets qui suivent et notamment le verset final : Paul continue à parler pour tous ceux qui viennent chez lui, "avec une totale liberté de parole, sans entraves" (Actes 28, 31) —ce qui est triomphant de la part d'un homme emprisonné.

Paul cite encore les versets d'Isaïe en parlant de l'incompréhension de ses proches, issus du judaïsme. C'est cette fois dans la lettre aux Romains (Romains 11, 8). La citation est assaisonnée d'autres passages bibliques du même acabit, en particulier le psaume 69, 23-24 (mentionné en Romains 11, 9-10).

Entendre sans entendre, voir sans voir : formule fondamentale de la Bible

Outre ces citations directes du prophète, le thème de ceux qui ne voient pas et n'entendent pas est omniprésent dans le Nouveau Testament. Il innerve déjà totalement la substance de l'Ancien Testament. La citation d'Isaïe placée en tête de cet article fait écho à bien d'autres passages de même teneur.

Un seul exemple. Moïse se rend à de nombreuses reprises chez Pharaon pour qu'il laisse partir les Hébreux. À chaque fois, Dieu avertit que Pharaon n'écoutera pas et ne tiendra aucun compte des prodiges qu'il aura pourtant vus de ses yeux. D'une manière apparemment paradoxale, Dieu répète qu'il "endurcira" le cœur de Pharaon, ou qu'il l' "appesantira", ou qu'il le fera "s'obstiner" (voir surtout Exode 4, 21 ; 7, 3 ; 9, 12 ; 10, 1, 20 et 27 ; 11, 10 ; 14, 4, 8 et 16). Moïse a beau parler et parler encore, réaliser des miracles et déclencher des fléaux, c'est comme si Pharaon et ceux qui le soutiennent restaient muets, aveugles, engoncés dans ce qu'ils ont décidé sans que rien ne les entame. Est-ce Dieu qui endurcit le cœur du souverain d'Égypte, qui le rend sourd et non-voyant ? Oui, dans la mesure où le surcroît de vérité, d'évidence, de parole adressée a pour résultat chez beaucoup d'accentuer leur refus de voir, d'entendre, de comprendre.

Et l'on n'en finirait plus dans les évangiles de mentionner des passages où le fait de voir ne change rien, le fait d'entendre n'apporte aucun renouvellement de la pensée. Une seule illustration : selon l'évangile de Jean, c'est quand Jésus ressuscite Lazarre que beaucoup qui ont assisté à ce miracle stupéfiant décident de mettre à mort Jésus (Jean 11, 46-53). Ils ont vu ses gestes de vie, entendu ses paroles de résurrection, et ils en conçu de la haine. Ne pas voir, ne pas entendre, ce n'est pas dans la Bible, faire comme si rien ne s'était passé, c'est s'opposer à cette vie manifestée.

Le prophète n'est pas vu, pas entendu, pas cru

Que faire devant ces paroles qui reviennent avec insistance dans toute la Bible ? D'abord les voir et les entendre ; se démarquer ainsi des êtres incohérents et fermés que Dieu dénonce à longueur de temps. Voir, entendre, cela veut dire renoncer d'emblée aux banalités du genre : "ce n'est pas si facile de voir et d'entendre Dieu", "peut-être qu'ils verront et entendront un jour", "il y a aussi la miséricorde" et autres gamineries qui voudraient recouvrir tout de suite une Parole à comprendre dans sa profondeur. En Matthieu 13 où Jésus cite Isaïe, la Semence répandue représente la Parole de Dieu que le blabla du monde prétend anéantir, étouffer ou empêcher de grandir (Matthieu 3, 4-7).

Mais surtout, on comprend une parole biblique quand elle éclaire l'expérience jusque-là inexpliquée, et quand elle fait sortir de l'auto-justification. Beaucoup se demandent pourquoi leurs paroles qui cherchent à susciter joie, vie, vérité, redoublent en fait les tensions, se heurtent à l'incompréhension, se retournent contre eux-mêmes. C'est que ces gens sont prophètes. Le contrat d'embauche du prophète, Isaïe nous l'a fait connaître de la part de Dieu, son employeur : les paroles de vérité ne seront pas entendues, les gestes de paix pas vus, la personne même du prophète sera méprisée. Où trouve-t-on des prophètes ? Parmi les gens religieux ou pas, dans une famille, au travail, dans tel ou tel groupe religieux ou pas.

Le prophète n'est donc pas coupable de ne pas trouver les mots qu'il faut, les arguments décisifs, les gestes adéquats. C'est l'entourage en question qui ne veut rien entendre. Faire retentir une parole qui vient de plus loin que les mythologies familiales, que l'histoire officielle du groupe ou les habituels clichés de la communication, cela passe pour un crime impardonnable. Jésus adulte, quand il parle à Nazareth publiquement pour la première fois, se contente de dire que la Parole de Dieu (un passage du prophète Isaïe) est actuelle et qu'elle a lieu aujourd'hui pour tous (Luc 4, 14-30). Cela suffit pour que le groupe, formé de gens ultra-pieux, se sente remis en question et veuille précipiter Jésus du haut d'une falaise. En Jésus, ils n'ont rien vu qu'un gars du pays qui vient troubler leurs petits fonctionnements, ils n'ont rien entendu sinon un prétentieux qui se prend pour ce qu'il n'est pas.

Le prophète est certes soumis à l'accusation du monde, mais il sort de l'accusation qu'il serait tenté d'entretenir contre lui-même. Ne pas être reçu, entendu, vu pour ce qu'il est constitue son régime de vie. Bien plus, ce sont autant de preuves qu'il est un vrai prophète. Le faux prophète, lui, est souvent consensuel, digne de foi, acceptable.

Il suffit de communiquer, d'être en relation ?

Une telle conception contribue à critiquer les dogmes selon lesquels tout serait une affaire de communication performante, ou bien toute réalité tiendrait dans le "relationnel" généralisé. Jean-Baptiste crie dans le désert : pas très fort, pour la communication ! Et quand il parle, c'est pour houspiller les foules : "races de vipères…" Pas très bon pour l'image du Royaume qu'il annonce.

J'ai lu récemment sous la plume de biblistes réputés des platitudes sur l'histoire de Joseph dans la Genèse. Au chapitre 37 par exemple, Jacob n'aurait jamais dû envoyer Joseph rejoindre ses frères : il savait bien que le torchon brûlait entre eux. Joseph n'aurait jamais dû raconter ses songes : il devait deviner que cela irriterait ses frères. Les frères en question, soufflant le meurtre, sont à comprendre : Joseph semble plus aimé qu'eux et se vante de sa vie intérieure chatoyante. Bref, la famille aurait dû davantage communiquer et travailler les relations. Au moyen de ces banalités, le commentateur a vite fait de s'ériger en juge de tout et de tous, et aussi de se faire bien voir : dire qu'il y a trop de violences dans le monde et qu'il faut discuter entre nous fait partie de ces généralités creuses qui fabriquent de l'unanimité sans peine.

La Bible propose de jeter la lumière de l'Esprit Saint sur le type de situations dont l'histoire de Joseph et des siens est une illustration. Est-ce vrai que si Jacob avait été plus averti, Joseph moins volubile et les frères plus informés, tout se serait mieux passé ? Si oui, alors on ne comprend pas pourquoi un Jésus s'est fait mettre en croix. Il a eu d'excellents parents, plutôt discrets, il est lui-même le Verbe de Dieu —autrement dit, sur la question du maniement de la parole, de la communication, il en connaît un rayon ; d'autre part, il s'adressait en priorité à des gens pieux dont beaucoup attendaient le messie. Et il le faisait sans se montrer arrogant, sans exiger quoi que ce soit : "le Fils de l'homme n'a pas une pierre où reposer la tête". Pourtant il a été mis en croix.

Sortons donc des bonnes raisons, des modes d'emploi qui donneraient à coup sûr de l'entente. Sortons des sottises selon lesquelles tout le monde finit par voir ce qu'il y a à voir, à comprendre ce qui a été dit clairement, à rechercher ce qui va guérir et sauver. Non, ce n'est pas le cas. Et il faut que ce soit Dieu qui le dise, sinon nous ne nous dépétrerions jamais de nos fantasmes de compréhension universelle.

Parler devant Dieu dans ce monde


Cela emmène-t-il vers la dépression, le scepticisme, l'enfermement, la misanthropie, le refus du salut pour tous ? Pas du tout. Bien au contraire. Le prophète est stimulé à parler en vérité. En vérité : cela veut dire qu'il va accorder moins d'importance à essayer de convaincre et davantage à dire le vrai comme il le vit. On ne parle pas d'abord devant les hommes pour leur démontrer indéfiniment des idées ; on parle devant Dieu, pour que sa vérité soit dite dans ce monde. C'est ce que l'évangile de Jean appelle 'témoigner'. Annoncer à temps et à contre-temps, avec tel style ou tel autre, avec douceur ou violence, mais annoncer.

On peut relire les propos de Dieu à son prophète Ézéchiel. Ils évoquent avec force la mission du prophète. "La maison d'Israël ne voudra pas t'écouter, parce qu'ils ne veulent pas m'écouter" (Ézéchiel 3, 7). "Tu leur parleras et tu leur diras : “Ainsi parle le Seigneur”, qu'ils écoutent ou qu'ils n'écoutent pas" (Ézéchiel 3, 11).

Affirmer la vérité change quelque chose. L'affirmer en dépit de l'incompréhension, ou —pire encore, peut-être— de l'accueil apparemment bienveillant qui cache en fait le refus de toute écoute véritable. C'est face à Dieu que le prophète témoigne. Le prophète Élie dit avant de parler : "Par la vie du Seigneur devant qui je me tiens" (1 Rois 17, 1). Sa parole venue de Dieu fait ce que produit la parole de Dieu : elle crée, elle engendre du nouveau, elle laisse une trace indélébile. Parfois même elle est entendue par un ami de la vérité.
Le prophète, même s'il est pris et mis en croix, a changé le monde par sa parole.

"Que celui qui a des oreilles entende ! " (Matthieu 13, 9)

Bien sûr, il conviendrait de discuter bien des aspects dans ces remarques. Par exemple : n'importe quel charlatan qu'on tient légitimement à distance peut se présenter comme un prophète incompris ; ou bien, on peut brandir le spectre du manichéisme : il serait inadmissible d'opposer une personnalité prophétique à tout un entourage bouché et hostile ; ou bien encore : quelles sont le smodalités du salut pour ceux qui n'entendent ni ne voient ? etc. Et l'on pourrait multiplier les points de discussion, qui n'échappent pas à l'auteur de ces lignes.
Ce que je propose ici, c'est d'engager le lecteur soucieux de la Parole de Dieu à la lire ! Avant de faire assaut de bons sentiments évidents, méditons : que signifie que la Parole n'est pas entendue, que la vie manifestée n'est pas vue, que le chemin du salut est peu désiré ? Cela dérange peut-être les fadaises habituelles sur la communication qui arrangerait tout et l'amitié censée désarmer toutes les guerres ; mais cela met en lumière tous les porteurs inconnus de la Parole qui vivent parmi nous, le plus souvent méprisés et écrasés, dans les contextes meurtriers de pays hostiles, mais aussi dans les ambiances feutrées et souriantes de groupes chrétiens ou les apparences clinquantes de familles unies.
Le Christ inaperçu et pourtant visible, le Verbe qu'on essaie de faire taire, mais dont la voix s'entend, constituent un mystère quotidien. Seuls le perçoivent ceux qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre.
Philippe Lefebvre 03 06

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