Viviane de Montalembert

Courrier :
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La contrition de Pierre 05 10

Tous et un seul, une vielle histoire  (Rm 5,12) 02 08

La Ste Trinité, un mystère à pratiquer 06 07 
L'encyclique "Spe salvi" 12 07

Le paradoxe de la loi 02 10


SUITE…

 

 

Théologie
Jésus,
  selon Joseph Ratzinger, pape

 

En ce temps de Pâques, il m’a semblé salutaire de revenir sur un ouvrage récemment paru, signé Joseph Ratzinger - Benoît XVI : Jésus de Nazareth. De l’entrée à Jérusalem à la Résurrection.

Quel livre ? 

Dès l’abord, une question se pose : est-ce le livre d’un homme ordinaire - Joseph Ratzinger - ou celui d’un pape - Benoît XVI ? Les deux peut-être, mais ce n’est pas clairement dit. Interrogé sur le premier tome déjà paru1, l’auteur tente de s’en expliquer : "C’est qu’il ne s’agit pas d’un livre lié à ma fonction didactique, que j’aurais écrit en vertu de mon pouvoir pontifical. C’est un livre dont je m’étais proposé depuis longtemps de faire mon dernier grand opus et que j’ai commencé avant d’être élu pape. Je ne voulais pas, et c’était tout à fait conscient, dispenser un enseignement officiel…"2. Nous avons donc affaire, avec le deuxième tome, à un livre de Benoît XVI qui fait comme si il n’était pas Benoît XVI mais seulement Joseph Ratzinger. Il semble pourtant évident, dès l’avant-propos, que ses déclarations annonçant la fin de l’exégèse historico-critique comme seule méthode d’interprétation des textes bibliques n’acquièrent leur véritable poids que du fait que c’est le pape qui le dit3. Admettons pourtant qu’il ne s’agisse que du livre d’un homme… mais pas n’importe quel homme : un professeur  ! (ce qui est sans doute pour l'homme  encore plus que d’être pape). Un professeur qui néanmoins, occupant la chaire de Pierre, entend bien profiter de l’audience dont il bénéficie pour faire entendre sa voix au milieu de ses pairs en signant un "grand opus". L'adresse en est explicite : il souhaite "participer aux confrontations théologiques" et proposer une nouvelle démarche exégétique4. S’agirait-il alors d’un livre de spécialiste ?  Pourtant le format du livre et sa typographie large et aérée, son style direct et parfois même intimiste, le nom même de la maison d’édition qui le porte et sa large diffusion, tendraient plutôt à faire croire le contraire. Il s’agirait donc d’un livre de savant qui en même temps se ferait accessible au "grand public". Cela peut se faire.

Quel auteur ? 

Une nouvelle incertitude se fait jour autour du projet exégétique tel qu’il est présenté, en forme de revendication : "Une telle exégèse doit reconnaître qu’une herméneutique de la foi5, développée de manière juste, est conforme au texte et peut se conjuguer à une herméneutique historique consciente de ses propres limites, pour former un tout méthodologique." (p. 9) Mais qu’est-ce au juste qu’une "herméneutique de la foi" ? L’auteur, un peu plus loin, s’en explique : il a voulu "développer un regard sur le Jésus des Évangiles et une écoute de ce qu’il nous dit, susceptible de devenir une rencontre" (p. 11). L’objectif déclaré consiste donc à mettre en œuvre, au service de la compréhension du texte, tous les moyens disponibles : ceux de la raison historique, comme ceux de la "foi", laquelle est définie comme une "rencontre". Là encore, le propos exigerait plus de clarté. Car le lecteur qui, abordant le livre, avait pensé bénéficier des connaissances objectives du professeur assorties de l’autorité du pape, découvre maintenant qu’il devra aussi compter avec la "foi" de l’auteur et le type de "rencontre" auquel il est convié. Là, les données objectives de la raison théologique aussi bien qu’historique vont se colorer de la pratique personnelle de l’auteur et de son expérience propre en matière de foi, lesquelles demandent à être examinées.

Au moment de parcourir le rude chemin qui, durant la Semaine sainte, nous a menés vers Pâques, notre attention a été attirée une fois encore par l’extrême disparité des comportements adoptés par les acteurs du drame. Aujourd’hui que, dans nos Églises, les récits de la Passion sont lus à plusieurs voix (Jésus, les disciples, la foule, quelques "autres personnages" tels que Caïphe, Pilate, et la servante qui interroge Pierre dans la cour, enfin "le lecteur") il est particulièrement impressionnant d’observer la manière dont chacun des lecteurs endosse, ou non, son personnage. Car il n’est pas possible de lire ou d’entendre ces récits et de rester neutre. Soit vous êtes Jésus, soit Jean, soit Judas, soit Pierre… ou Pilate qui s’en lave les mains, ou la foule qui hurle à la mort, ou les femmes qui voient passer le supplicié et n’y comprennent rien, ou Marie-Madeleine, ou Marie au pied de la Croix. Ainsi devant "Jésus de Nazareth" et les récits de la Passion qu’il parcourt avec beaucoup d'application, Joseph Ratzinger lui aussi choisit son rôle, et il le donne à voir : car il est le pape, n’est-ce pas ?- le successeur de Pierre.

"Nous" ? 

Si nous gardons en mémoire, tout au long du livre, le fait que l’auteur en est bien Joseph Ratzinger / le successeur de Pierre, nous ne serons pas surpris de constater l’aisance avec laquelle il structure sa théologie autour des quelques thèmes essentiels pour lui que sont : l’expiation et la purification, la souffrance et le sacrifice. Son leitmotiv, il l’emprunte à l’épître aux Romains, tout en la corrigeant : "Tous ont péché, tous ont besoin de la miséricorde du Seigneur, de l’amour du Crucifié" (cf. Rm 3, 22 - p. 177). La formule originale était celle-ci : "Tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu". Mais la "gloire" ne fait pas partie de l’horizon du livre, pas plus que le Saint Esprit qui n’est évoqué qu’à trois reprises : deux fois dans le contexte de l’Église naissante (p. 121,  p. 261-269) et une seule fois dans le périmètre d’une destinée personnelle, mais c’est pour suggérer que celui qui l’a une fois reçu pourrait ensuite le perdre (p. 90). La thèse développée est toute entière axée sur le péché et l’expiation pour le péché - un péché le plus souvent décrit à partir d’observations générales, imposées comme des évidences qui mériteraient pourtant d’être discutées. Ainsi est-il affirmé que "notre obéissance est toujours et constamment défaillante. La volonté personnelle cherche toujours et constamment à s’imposer." (p. 266) À Gethsémani, la somnolence des disciples est interprétée comme "une insensibilité qui [… ] se tranquillise en se disant qu’au fond tout cela n’est pas si grave, afin de pouvoir rester ainsi dans la jouissance d’une vie satisfaite d’elle-même." (p. 178) Enfin, à la Croix, le vinaigre offert à Jésus, c’est encore "nous" qui "répondons à l’amour prévenant de Dieu en ne cessant de lui offrir du vinaigre — d’un cœur aigre qui ne veut pas percevoir l’amour de Dieu." (p. 250) L’emploi du "nous" ici demanderait à être interrogé qui, sous couvert de s’accuser soi-même, s'autorise à accuser tous les autres… peut-être à mauvais escient.

À aucun moment, dans ce développement, n’est prise en compte la notion de "coopération à l’œuvre du salut", celle apportée par les "serviteurs du Christ et les intendants des mystères de Dieu"* (cf. 1 Co 4, 16) dont Paul lui-même se réclame. Au "tous ont péché" du chapitre 3 de la lettre aux Romains vient pourtant s’ajouter, au chapitre 8, une seconde et triomphale affirmation qui vient faire brèche dans la première : "Car ceux qu'il [Dieu] a connus d'avance, il les a aussi destinés d'avance à être configurés à l'image de son Fils, pour qu'il soit le premier-né d'une multitude de frères. Et ceux qu'il a destinés d'avance, il les a aussi appelés ; ceux qu'il a appelés, il les a aussi justifiés ; et ceux qu'il a justifiés, il les a aussi glorifiés." (Rm 8, 29-307) Nous en reparlerons plus loin.

Salut par substitution

Mais, dans la logique de l’auteur, l’expiation pour le péché c’est Jésus qui la porte seul, lui "le nouveau Temple, le vrai lieu de contact entre Dieu et l’homme." (p. 57) Le vocabulaire du péché est ici un vocabulaire de l’éloignement, de la distance, de l’incapacité de l’homme à rejoindre Dieu sinon en se laissant "toucher… attirer… purifier" : "Dans la Passion de Jésus, toute l’abjection du monde entre en contact avec l’omniprésence du Pur [… ] là où le monde avec toute son injustice et toutes les cruauté qui le souillent, entre en contact avec l’immensément Pur — là, lui le Pur, se révèle en même temps le plus fort. En ce contact, la souillure du monde est réellement absorbée, annulée, transformée à travers la douleur de l’amour infini." (p. 263) C’est donc, comme dans les anciens sacrifices, par contact avec le divin que l’humain peut être sauvé : "Puisque les hommes n’en sont pas capables, Dieu lui-même s’en charge maintenant […]. Il élimine toute trahison en l’absorbant dans sa fidélité inconditionnelle" (p. 157-158).

Le salut de l’homme — qui apparaît le plus souvent ici comme un salut individuel — dans la même ligne s’opère essentiellement par "substitution", à travers l’exercice de ce que l’auteur appelle "la fonction vicaire". L’exemple qu’il en donne dans l’Ancien Testament est la figure bien connue du "Serviteur souffrant", figure annonciatrice du Christ qui porte le péché de son peuple et ainsi le justifie (Isaïe 53, 11 – p. 201). Le mode opératoire de la "fonction vicaire", l’auteur en fait la démonstration (il n’est pas inutile de le noter) à l’occasion de la relation de Jésus à Pierre lors de la Passion. Il souligne une "connexion intérieure entre la profession de Jésus interrogé [par Caïphe] et le reniement de Pierre" (p. 206) et s’attache à observer que, dans le même moment où Jésus acquiesce à la question de Caïphe formulée, sur le mode interrogatif, dans les termes exactement employés par Pierre auparavant8, "Pierre lui-même, séparé de Jésus par une simple porte, dit qu’il ne le connaît pas." (p. 208) L’auteur se sert de cette coïncidence de temps et de lieu pour suggérer que Jésus (qui se contente, remarquons-le, d’acquiescer à la question du Grand Prêtre sans en être lui-même l’auteur) par son acquiescement porte la confession de Pierre alors que celui-ci s’en montre incapable ; il est le substitut de Pierre. Ainsi Jésus peut-il être reconnu de façon générale comme "Celui qui véritablement peut intervenir à notre place ; celui qui véritablement est capable de nous prendre et de nous conduire vers le salut" (p. 201).

L’aveu

Il semble qu’il faille à la logique de l’auteur une Humanité profondément et entièrement coupable pour que Jésus, par antithèse, puisse apparaître comme "l’unique médiateur entre Dieu et les hommes, “qui s’est livré en rançon pour tous”" (cf. 1 Tm 2, 6 – p. 161). Au spectacle d’un Jésus qui s’avance seul pour donner sa vie pour les siens, il oppose la vision d’une humanité entièrement engluée dans sa médiocrité et qui ne sait pas aimer. L’erreur, qui procède de la même confusion déjà signalée dans la difficulté à identifier l’auteur du livre, est sans doute de faire ici d’un sentiment personnel une doctrine universelle : "On dit que la nouveauté [du christianisme] - au-delà de l’amour du prochain qui existait déjà - se révèle dans l’expression "vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés", c'est-à-dire d’aimer au point d’être prêt à sacrifier sa vie pour l’autre. Si c’est en cela que consiste l’essence et la totalité du "commandement nouveau", alors, le christianisme, de fait, serait à définir comme une sorte d’effort moral extrême. […] Mais qui, en réalité, peut dire de lui-même s’être élevé au-dessus de la "médiocrité" de la voie des dix commandements, les avoir, pour ainsi dire, laissés derrière soi comme quelque chose d’acquis et marcher désormais sur les hauteurs, dans la loi nouvelle ? » (p. 83-84).

Cela sonne comme un aveu… celui d’un authentique successeur de Pierre : Pierre, expert en "profession de foi" ; Pierre qui suit Jésus parce qu’il sait que là est sa vie ("À qui irions-nous, Seigneur, tu as les paroles de la vie éternelle" - Jn 6, 68) ; mais Pierre aussi qui, dès qu’il en va de sa vie ou même de sa réputation, tourne casaque et abandonne. Pierre qui toujours doit s’y reprendre à deux fois pour se laisser mener là où, spontanément, il n’irait pas9. Souvenons-nous de la rude confrontation qui, au tout début de l’Église, opposa Paul à Pierre au sujet du comportement à adopter à l’égard des incirconcis10 et qui fut l’occasion d’une scène cuisante rapportée par Paul dans son épître aux Galates : "Lorsque Céphas [Pierre] est venu à Antioche, je me suis opposé à lui ouvertement, parce qu'il avait tort. En effet, avant la venue de quelques personnes de chez Jacques, il mangeait avec les non-Juifs ; mais après leur venue il s'est esquivé et s'est tenu à l'écart, par crainte des circoncis. Les autres Juifs aussi sont entrés dans ce jeu, au point que Barnabé lui-même s'est laissé entraîner par leur double jeu. Quand j'ai vu qu'ils ne marchaient pas droit au regard de la vérité de la bonne nouvelle, j'ai dit à Céphas, devant tout le monde…" (Ga 2, 11-14).

Ainsi Pierre — et Benoit XVI à sa suite — a toujours besoin de quelqu'un à côté de lui pour lui rappeler que sa logique n’est pas la seule valable et le ramener à la réalité. Car trop souvent il ignore qu’existent, semés à travers le monde, en cette génération comme en toutes les autres, nombre d’hommes et de femmes qui n’ont d’autre raison d’être que de donner leur vie de mille manières pour les autres - un don de soi qui ne tient aucunement de l’effort moral mais qui appartient plutôt à une logique profonde et indépassable, la seule qui donne sens à leur vie. À la Croix, Pierre n’y est pas - il reviendra plus tard - mais il y a Jean, et Marie Madeleine, et Marie et les autres femmes. Quelques-uns d’entre nous, durant cette Semaine sainte, on pu s’y reconnaître. Une telle réalité n’est pas à négliger, qui définit l’Église non pas seulement à partir de sa hiérarchie et de ses commandements, mais d’abord à partir de ceux qui, dans le Christ, par lui et pour lui, de façon toujours unique et imprévisible et, pour la plupart, sans même le savoir, prennent chaque jour toutes sortes de risques sur leur vie et sur leur réputation, espérant que d’autres, peut-être, parviendront à vivre. "Or l’espérance ne rend pas honteux, puisque l’amour de Dieu a été répandu en notre cœur par l’Esprit saint qui nous a été donné" (Rm 5, 5).

Viviane de Montalembert 05 11



* Les traductions sont ici de la Nouvelle Bible de Second, souvent la plus proche du texte original. La référence Rm renvoie à l'épître de Paul au Romains, qu'on peut trouver dans le Nouveau Testament après les Évangiles et les Actes des Apôtres. De même : 1 Tm renvoie à la 1ère épître de Paul à Timothée  ; 1 Co et 2 Co, aux 2 épîtres aux Corinthiens ; Ga, à celle adressée aux Galates ; Jn à l'évangile de Jean.
 
1. Jésus de Nazareth, tome 1, Flammarion, 2007
2. Lumière du monde. Le pape, l’Église et les signes des temps, Un entretien avec Peter Seewald, Benoit XVI, Bayard, Paris, 2010, p.221.
3. Jésus de Nazareth. De l’entrée à Jérusalem à la Résurrection, Joseph Ratzinger - Benoît XVI , ed. du Rocher, 2010, p. 8.
 
4. Lumière du monde, p. 221
5. C’est nous qui soulignons. Le mot «herméneutique», du grec `ermcne´ia qui signifie interprétation, caractérise la discipline, les problèmes, les méthodes qui ont trait à l’interprétation et à la critique des textes.
6. Sur « nous sommes des collaborateurs de Dieu » voir aussi : 1 Corinthiens 3,9 ; 2 Corinthiens 1, 24 ; 2 Corinthiens 6, 4.
7. On peut lire aussi l’article "Tous et un seul, une vieille histoire" qui développe précisément ce thème de l’épître aux Romains.
8. « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant » prononcé par Pierre (Matthieu 16, 16) devient dans la bouche du Grand Prêtre : « Es-tu le Christ, le Fils de Dieu ? » (cf. Matthieu 26, 63).
9. Voir le développement de ce thème dans l’article précédent : "La contrition de Pierre".
10. Les « incirconcis » sont ceux qui, s'étant convertis au christianisme à partir du paganisme, n’était pas circoncis comme le sont les Juifs. Dans les premiers temps de l'Église, une discussion a surgi pour savoir si il fallait également les soumettre à la circoncision, une exigence à laquelle Paul s’est fermement opposé et qui a été finalement abandonnée.

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