Philippe Lefebvre

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SUITE… 

 

 

33ème dimanche du Temps Ordinaire

Craquements et mutation
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Sauve-qui-peut

“Des jours viendront où il ne restera plus pierre sur pierre : tout sera détruit…”, proclame Jésus. Ce genre d'évangile provoque chez certains commentateurs une réaction de sauve-qui-peut. La curiosité alors nous étreint : comment vont-ils s’y prendre pour intégrer de tels propos dans des cadres acceptables, les rendre solubles dans le bouillon religieux qu’ils voudraient nous servir ? Plusieurs pistes s’offrent pour échapper une fois encore au face à face avec le texte. Ainsi on peut le réduire à un “genre littéraire” : cet évangile est l'expression d'une tendance “apocalyptique”. La pensée apocalyptique s'est développée déjà dans les siècles avant notre ère. Certains prophètes sont fortement marqués par cette mouvance qui met en œuvre des images fortes, cosmiques*. Il est alors loisible de dire que ces images ne sont pas à prendre au pied de la lettre : ouf ! Si c'est un genre littéraire, cela va déjà mieux. On peut aussi invoquer l’argument historique : Jésus parlait il y a deux mille ans ! Certes il dénonce les guerres, nation contre nation, royaume contre royaume. Mais chacun sait qu'aujourd’hui les conflits sont soumis aux exigences du droit international ; l'ONU, par exemple, s’occupe à limiter les effets des guerres, et la justice supra-nationale châtie désormais les auteurs des génocides, qui restaient autrefois impunis. Le propos pessimiste du Christ semblent donc quelque peu dépassé.

Rien de tout cela n'est tout à fait faux ; mais de proche en proche, le risque est grand de prendre ses distances à l'égard de la Parole du Christ, de la chloroformer pour laisser place à un discours remodelé, plein de mesure et de gentillesse. Un bon exemple nous en est donné dans le commentaire proposé dans Prions en Église ce dimanche. Je cite : "Nous rencontrons certes de l'adversité, mais nous avons surtout Jésus pour ami (…). Nous avons sans doute à faire de temps en temps un exercice de persévérance. L'amour n'est-il pas à ce prix ? Mais il nous promet la vie" (p. 122). Bref : tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ! Jésus parle de l'univers qui s'écroule, des catastrophes planétaires, mais, Dieu merci, il est notre ami : sympa ! On partait sur les mesures du Dies irae, et voilà qu’on se retrouve à fredonner Les copains d'abord.

Le monde comme il tourne

Nous faut-il alors revenir au texte évangélique "brut de décoffrage", sachant que cette lecture comporte aussi le risque d’être récupérée dans un réemploi sectaire de type millénariste : "le monde est pourri et fichu ; faites-moi confiance, donnez-moi votre argent, et moi je vous sauverai". Jésus semble conscient du risque de cette dérive lorsqu’il avertit d'emblée : n'allez pas suivre les gens qui vont vous dire que la fin du monde est proche et qu'ils ont, eux, les remèdes à toutes les calamités.

Mais alors que dit Jésus ? Il parle du monde tel qu'il est. Quelle que soit l'époque où résonnent ses paroles, elles se vérifient dans l'actualité du moment. En effet : des pays sont en guerre, des maladies et des épidémies font rage, bien des catastrophes météorologiques et écologiques d'ampleur mondiale menacent les populations. Le monde où Jésus envoie ses disciples n'est pas un monde rêvé, un monde autre que celui dans lequel nous vivons tous. C’est aujourd'hui que le Christ affirme que le monde est fragile et chancelant, et personne ne possède les solutions infaillibles qui en assureraient l’harmonie. L’existence humaine sur terre n'a rien d'une évidence, ni d’une belle mécanique réglée une fois pour toute.

Même si ces propos semblent effrayants, en un certain sens ils font du bien. Car ils donnent à entendre une perception de l’actualité qui est celle des habitants du Darfour et des survivants des inondations au Bengladesh ; celle des Irakiens de la base et des rescapés du Rwanda, de tous les gens en un mot qui vivent dans les conflits armés ou au milieu des séismes, de l'écorce terrestre ou de la politique, en butte aux persécutions et aux trahisons de leurs proches. L'“apocalyptique” n'est donc pas un genre littéraire destiné à nous éloigner du réel en projetant ses effets sur un avenir lointain, mais plutôt un retour à la réalité féroce et catastrophique dans laquelle vivent la majorité des habitants de notre planète. Jésus envoie les siens dans ce monde-là, qui est le monde qu'il connaît lui-même, qu'il aime, auquel il a part et dont, en même temps, il n'est pas dupe.

Révélation

Car le terme “apocalypse” doit être pris au sens propre : révélation. Dans ce monde comme il est, vont se révéler les réalités qui passent et celles qui demeurent. Or, qu’est-ce qui peut demeurer, dans un tel monde qui s’agite et craque de toutes parts ? Ceux qui portent une parole de vérité. Quand sont remis en question ou s'effondrent les acquis physiques, politiques et communautaires, c’est une nouvelle géographie du monde qui est mise en lumière. Les fondements des belles cohésions sociales, religieuses et familiales, apparaissent alors dans leur cruauté : si quelqu'un dit un mot de vérité, il est — dit Jésus — livré dans les synagogues et trahi par ses propres parents, sa fratrie, ses amis. La pensée apocalyptique exprime un point de vue sur le monde ; dans la lumière de Dieu, chacun est identifié : ceux qui servent la vérité et s'engagent pour elle dans les menus faits du quotidien et ceux qui, quelles que soient les apparences dont ils se travestissent, au fond s’en moquent.

Mutation

Ainsi l'affirme Jésus: ce qui tient dans le monde quand tout s'effondre, c'est la vérité — ceux qui la vivent et qui la disent. Mais qu'est-ce que la vérité ? Qu'est-ce que dire la vérité et qu’est-ce que la vivre ? Jésus répond aussi à ces questions : "Ne vous souciez pas de votre défense. Je vous donnerai un langage (littéralement : une bouche) et une sagesse" auquel personne ne pourra s'opposer. S'agirait-il alors de demeurer idiot ? Non, bien sûr. Mais il s'agit de vivre à chaque moment comme vit le Christ : dans la chair et dans le monde, à l'écoute du Père, au pas à pas de l'Esprit. Le Verbe se fait chair à chaque instant ; le Père se dit en son Fils, par lui et avec lui. La sagesse à recevoir est cette capacité à être présent au monde tel qu'il est, d'y agir et d'y réagir de la manière appropriée que seul peut susciter l'Esprit.

Ainsi donc naissent, dans le monde qui s'écroule, des fils. Des "fils", car Jésus s'adresse ici à ses disciples. Si l'on reprend les premières paroles publiques de Jésus à Nazareth, dans le même évangile de Luc, on remarque qu’il place, comme en exergue de tous ses propos à venir, les figures conjuguées du prophète Élie et de la veuve de Sarepta (Luc 4, 25-26 qui fait allusion à 1 Rois 17) : un homme qui marche au rythme de Dieu (autrement dit : un fils de Dieu) et une femme qui se dévoue pour nourrir cet homme au pire d’une période de famine (autrement dit : une femme). Dans un monde en proie à un fléau météorologique (une sécheresse sans précédent) et à la persécution d'un pouvoir sanguinaire (Achab et Jézabel règnent en Israël), un homme et une femme se rencontrent et adoptent l’un et l’autre un comportement adapté. Jésus parle aujourd'hui de la seule réalité qui existe et qui tienne bon : la mutation de l'humain, des hommes et des femmes qui entrent dans leur plénitude divine. Quand le monde chancelle, alors émergent des hommes et des femmes dont la vie, la consistance et la cohérence s'imposent.
Philippe Lefebvre 11 07
* C'est le cas dans le livre qui clôt le Nouveau Testament : l'Apocalypse, précisément.

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