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Philippe Lefebvre

Courrier :
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Actes des apôtres

 

Prêts pour le décalage

Actes 5, 17-26

En ces jours-là, intervint le grand prêtre, ainsi que tout son entourage, c’est-à-dire le groupe des sadducéens, qui étaient remplis d’une ardeur jalouse pour la Loi.

Ils mirent la main sur les Apôtres et les placèrent publiquement sous bonne garde.

Mais, pendant la nuit, l’ange du Seigneur ouvrit les portes de la prison et les fit sortir. Il leur dit :

« Partez, tenez-vous dans le Temple et là, dites au peuple toutes ces paroles de vie. »

Ils l’écoutèrent ; dès l’aurore, ils entrèrent dans le Temple, et là, ils enseignaient. Alors arriva le grand prêtre, ainsi que son entourage. Ils convoquèrent le Conseil suprême, toute l’assemblée des anciens d’Israël, et ils envoyèrent chercher les Apôtres dans leur cachot.

En arrivant, les gardes ne les trouvèrent pas à la prison. Ils revinrent donc annoncer :

« Nous avons trouvé le cachot parfaitement verrouillé, et les gardes en faction devant les portes ; mais, quand nous avons ouvert, nous n’avons trouvé personne à l’intérieur. »

Ayant entendu ce rapport, le commandant du Temple et les grands prêtres, tout perplexes, se demandaient ce qu’il adviendrait de cette affaire.

Là-dessus, quelqu’un vient leur annoncer : « Les hommes que vous aviez mis en prison, voilà qu’ils se tiennent dans le Temple et enseignent le peuple ! »

Alors, le commandant partit avec son escorte pour les ramener, mais sans violence, parce qu’ils avaient peur d’être lapidés par le peuple.

 

 

En préparant hier soir une homélie sur ce texte, je riais tout seul. Comme cela arrive souvent dans les Actes des Apôtres, nous avons ici un sketch vraiment drôle. Le grand prêtre arrive au boulot avec son état-major, à proximité du temple ; tout ce petit monde convoque les plus hautes instances : Conseil suprême et Sénat, puis envoie chercher les apôtres qui ont été emprisonnés, parce que, depuis la résurrection, ils nous changent la religion en enseignant l’Écriture à la lumière du Ressuscité. Or, la troupe vient faire son rapport : tout est en ordre dans la prison, il y a des gardiens, des verrous bien fermés ; il manque juste un détail : les prisonniers, qui se sont volatilisés. Dans la consternation générale, un type vient justement annoncer que lesdits prisonniers sont en peine forme et que, bien loin de s’être fait la belle, ils se trouvent à quelques mètres de là et ont repris leur passionnante formation biblique. Le lecteur heureusement a appris auparavant qu’un ange complice leur avait ouvert les portes du cachot et leur avait enjoint de reprendre leur enseignement vivifiant. La garde repart donc pour ramener les prisonniers, à la fois en bon ordre et sur la pointe des pieds quand même : bien qu’ils soient armés et sans scrupule, les soldats y vont mollo cette fois-ci parce qu’une foule entoure les disciples, se plaît à leurs paroles et risque de se fâcher un peu vivement si on leur enlève méchamment leurs profs.

Si les évangiles et la Bible tout entière ont volontiers recours à l’humour, dans les Actes des Apôtres c’est un registre presque continuel. Il ne procède pas du tempérament joyeux de l’auteur – l’évangéliste Luc -, mais d’un regard renouvelé sur la réalité. Désormais dans une situation donnée, le Christ ressuscité en personne et dans les personnes de ceux qui l’ont accueilli jette une lumière inaccoutumée. Il y a en quelque sorte la version officielle, les déroulements, les procédures, les arrangements du monde comme on les connaît, et puis il y a le Christ et le style de vie que la résurrection insuffle. Et cela fait continuellement une collision, une confrontation, un décalage. C’est ce décalage qui engendre l’humour : l’inadéquation au monde comme il va. Mais ici, il ne s’agit pas du tout d’une inadaptation amusante de quelques-uns à un monde qui, lui, marcherait très bien. C’est l’inverse : ce qui est inadéquat, ce qui a des ratés, ce ne sont pas les pauvres disciples qui seraient perdus dans un arrière monde de spiritualité éthérée. C’est la machinerie officielle qui cahote, les organisations rodées qui perdent pied.

Chef, c’est la faute à la résurrection ! On avait scellé la pierre du tombeau, on avait mis une garde bien armée tout autour, et puis au petit matin, la garde était toujours là, mais plongée dans un drôle de sommeil, la pierre avait roulé et le mort qu’on avait enfermé commençait à se balader, à rencontrer des gens et à manger avec eux. Si on ne peut même plus avoir confiance dans les morts et qu’ils vous posent un lapin de Pâques, où allons-nous ? Les Pères de l’Eglise ont plus d’une fois signalé le comique de la situation : les grands prêtres tiennent conseil avec les Anciens et proposent aux soldats perturbés de dire désormais : « Ses disciples sont venus de nuit voler le corps pendant que nous dormions » (Matthieu 27, 13). « Tiens, tiens, dit par exemple s. Augustin, des témoins qui donnent des informations précises sur des faits qu’ils n’ont pas vu puisqu’ils dormaient : étrange ! ».

Souvenez-vous encore de la scène des marcheurs d’Emmaüs : quand Jésus les rejoint et leur demande de quoi ils parlent, ils s’adressent à lui en le prenant un peu de haut : « Tu es bien le seul qui, tout en séjournant à Jérusalem, n’a pas appris pas ce qui s’y est produit ces jours-ci ! » (Luc 24, 18). Et Jésus joue le jeu de l’ignorant, et puis même il s’amuse à faire semblant de continuer sa route, une fois les deux gars arrivés à bon port. Ceux-ci, fort heureusement, le retiennent à manger, et là, ils vont finir par passer de la grise vision habituelle à un regard illuminé par le Ressuscité : « alors leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent » (Luc 24, 31). C’est désormais ce regard neuf, toujours en contradiction avec la vision superficielle des choses, que les apôtres vont développer, avec le Christ, par Lui et en Lui. De fait, les hymnes chrétiens très anciens contemplent la croix – les évangiles préparent d’ailleurs un tel regard – comme un arbre qui donne un fruit de vie, comme un trône… « Non, non, a-t-on envie de dire : c’est un instrument de supplice horrible » ; oui… et non… Portant le Christ exalté, la croix est l’échelle de Jacob, le bâton refleuri d’Aaron, le mât porteur du salvifique serpent de bronze, l’arbre de la connaissance et l’arbre de la vie, l’entrée du temple, la fontaine de vie…

Dans notre passage, l’ange incite les apôtres délivrés à se rendre au temple, à s’y « tenir debout », à y disséminer la Parole de vie, ce qu’ils font « dès l’aurore ». Or, ces expressions, « se tenir debout[1] » et « dès l’aurore » renvoient peut-être à la liturgie juive ancienne - et toujours observée aujourd’hui. « Dès l’aurore » en effet les fidèles d’Israël doivent se lever pour dire ensemble l’Amidah, littéralement : « la prière qu’on dit debout ». C’est une prière longue qui fait d’abord mémoire de toutes les fois où Dieu a délivré les siens : il a envoyé son ange pour arrêter le geste d’Abraham prêt à sacrifier son fils, enseignant par là, dit l’Amidah, « la résurrection des morts » ; il a envoyé son ange pour conduire les Hébreux hors d’Egypte où ils étaient opprimés, etc. Aussi quand l’ange délivre les disciples et les fait sortir de leur prison[2], il rend toutes les paroles de cette prière absolument actuelles, véritables, vérifiables.

La distance que la résurrection nous fait prendre avec le spectacle coutumier du monde s’accompagne d’une adéquation accrue avec la Parole de Dieu. Le rite – réciter dans la prière du matin les grandes délivrances que Dieu a opérées – devient la meilleure expression de ce que l’on est en train de vivre. Tout ce qui vient de Dieu est adapté à l’existence, à la personne de chacun, tout ce qui relève du monde, de sa pompe et de ses œuvres, devient sans cesse et de plus en plus décalé.

Bienheureux – et réjouissant – décalage que vivent désormais les disciples, parce qu’ils sont calés sur le Christ. Être chrétien, c’est donc être décalé et vraiment très calé.

Philippe Lefebfre 04 16



[1] C’est ce que la traduction rend par « tenez-vous dans le temple ».

[2] La une mise en scène rappelle d’ailleurs la résurrection : sortir d’un lieu gardé pour aller vers la liberté.

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