Parloir


Viviane de Montalembert

Courrier :
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     comme toi-même

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 Sodoma, enquête
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et autres articles

 
 
 

En trois livres d’une portée internationale, Jean Hatzfeld a écrit un triptyque du génocide tutsi perpétré au Rwanda en 1994, et cet ensemble est proposé pour la première fois en un seul volume, afin de faire apparaître l’ampleur et l’articulation de cette œuvre d’écoute et d’interrogation.
Le premier tome (Dans le nu de la vie), paru en 2000, s’intéresse aux rescapés tutsis, le deuxième (Une saison de machettes, 2003) aux tueurs hutus, et le troisième (La stratégie des antilopes, 2007) raconte le vertigineux voisinage, aujourd’hui, des uns et des autres revenus sur leurs collines.                                                                                                        L'Éditeur


Dans le nu de la vie
de Jean Hatzfeld. Vol. 1
 
Jean Hatzfeld est journaliste, reporter de guerre. Il a couvert la plupart des grands conflits de la fin du XXème siècle. Au Rwanda, il y était en 1994, pendant les tueries. Mais il n’avait aperçu alors que des villages calmes, où des femmes semblaient vaquer paisiblement à leurs tâches quotidiennes. Avec ses collègues occidentaux, il avait sillonné le pays sans se douter qu’à quelques centaines de mètres de la route où passaient leurs camions de presse se déroulait, jour après jour, l’un des plus implacables génocides de ce siècle : "…environ 50.000 Tutsis, sur une population d’environ 59.000, ont été massacrés à la machette, tous les jours de la semaine, de 9h30 à 16h, par des miliciens et voisins Hutus, sur les collines de la commune de Nyamata, au Rwanda".

Tragédie prévisible et attendue, dans les villes comme dans les campagnes. "On enveloppait nos craintes dans des feuilles de silence", commente Berthe, une rescapée. Dans le Rwanda surpeuplé, les Tutsis éleveurs de vaches, aux yeux des Hutus cultivateurs sont de trop. Les Français aussi le savent, qui prennent soin d’évacuer leurs ressortissants juste avant que soit donné le signal des tueries.

En 2000, quatre ans après le génocide, Jean Hatzfeld retourne au Rwanda. Il ne se résigne pas au silence des survivants, "aussi énigmatique que le silence des rescapés au lendemain de l’ouverture des camps de concentration nazis". Le génocide, entre eux ils en parlent tout le temps, mais pas avec les absents ni avec les étrangers.

Pourtant, peu à peu, Jean Hatzfeld les convainc de raconter, prudemment, ce qui leur est arrivé, comment ils l’ont vécu, d’en dire quelque chose. Les témoignages se succèdent, sobres, pudiques. Des hommes et des femmes acceptent de parler. Ils choisissent leurs mots, conscients de l’impossibilité de dire tout à fait l’horreur vécue, et la honte. La honte d’avoir été désignés pour le massacre…, et la honte aussi d’avoir constaté, chez les tueurs, une telle désinvolture, la totale absence des sentiments. "Maintenant je sais, confesse Berthe, que la même personne avec qui tu as trempé les mains dans le plat à manger, ou avec qui tu as dormi, il peut te tuer sans gêne".

Ce livre se lit comme on traverse, durant la Semaine Sainte, les récits de la Passion. Le silence n’y est pas aboli mais, tout au long du texte, il s’amplifie et dévoile l'imprescriptible dignité de la personne humaine en son plus profond abaissement. Sylvie, une rescapée que l’auteur interroge sur le secret de ses belles phrases, lui répond : "Ça coule comme ça, parce que si on revient de là-bas, on a voyagé dans le nu de la vie".

Deux livres font suite à ce premier ouvrage : "Une saison de machettes" paru en 2003, et "La stratégie des antilopes" qui vient d’obtenir le prix Médicis.
 
 
Une saison de machettes
de Jean Hatzfeld. Vol. 2
 
"Une saison de machettes"* vient à la suite, mais c’est un tout autre livre, le même récit mais inversé : c'est le génocide rwandais vu du point de vue des tueurs. Une tentative pour répondre aux questions des lecteurs du premier récit, qui "souhaitaient savoir ce qui s’était passé dans la tête des tueurs"… comme si ceux-ci était détenteurs d’une vérité qui pourrait dans une certaine mesure expliquer, excuser ou même justifier leurs agissements.

Mais ce nouveau livre, de l’aveu même de l’auteur, va creuser encore davantage l’écart qui sépare la parole des tueurs de celle de leurs victimes. Là où les rescapés prennent chacun personnellement le risque de dire, les tueurs eux s’organisent en groupe et contrôlent leurs aveux. Ils craignent surtout d’être accusés. "Ils parlent d’une voix régulière, sur un ton de voix familier, qui à chaque rencontre dénote une étonnante impassibilité." D’ailleurs ils n'ont pas de problème particulier, aucun troubles psychiques, ils ne font pas de cauchemars. Ils sont lisses.

Jean Hatzfeld se fait accompagné, lors de ses entretiens, d’Innocent Rwililiza, un rescapé de la forêt de Kayumba, qui est son interprète. Le groupe des tueurs interrogés est formé d’hommes emprisonnés dans le pénitencier de Rilima, en attente de leurs jugements : Adalbert, Pio, Alphonse, Pancrace, Jean-Baptiste… Il sont une dizaine, de tous âges. Une bande de copains de la même commune de Nyamata, des cultivateurs, tous plus ou moins voisins des rescapés déjà rencontrés "dans le nu de la vie". Des hommes qui depuis longtemps se retrouvent chaque soir au cabaret après leur journée de travail. Des gens ordinaires qui prétendent n’avoir fait, lors les tueries, qu’un travail "ordinaire" qui ne les empêchait pas d’être, dans le même temps, "friands de bons sentiments", gentils avec leurs femmes, attentifs aux enfants. Ils n’ont fait qu’obéir, disent-ils. "On accomplissait un boulot de commande. On se rangeait en fil derrière la bonne volonté de tous". Avec, sous-jacente, une bonne raison de tuer qui finalement les convainc tous : la terre cultivable se fait rare, "on voyait bien que des parcelles fertiles allaient nous manquer". Ainsi, "la détestation [des Tutsis] s’est présentée comme ça [… ], je l’ai saisie par imitation et convenance", explique Pio.

Imitation et convenance. L'argument paraît dérisoire ! Mais quelles explications les tueurs pourraient-ils bien donner, autres que les raisons qui les ont fait agir, sans commune mesure avec l’ampleur du sacrifice imposé aux victimes ? C’est ce terrible décalage auquel se heurtent les discours sur le pardon, radicalement autres dans la bouche du tueur et dans celle du rescapé. Le sujet, déjà abordé à la fin de ce deuxième livre, le sera plus amplement encore dans le troisième : "La stratégie des antilopes".
 
La stratégie des antilopes*
de Jean Hatzfeld, Vol.3


On retrouve ici avec bonheur les voix des rescapés déjà rencontrés dans le premier livre: Claudine, Berthe, Marie-Louise, Sylvie, Francine, Jean-Baptiste, Innocent… auxquelles s’ajoutent celles d’Eugénie, Cassius, Angélique, Boniface. Mais à leur parole se mêlent aujourd’hui les propos des tueurs libérés en 2003 : Ignace, Pio, Fulgence et les autres de la bande, déjà interrogés par Jean Hatzfeld alors qu’ils étaient emprisonnés en attente de jugement.

Le gouvernement rwandais en effet a décrété, avec l’appui des grandes organisations internationales, un vaste plan de réconciliation nationale : le pays a besoin de ses Hutus cultivateurs qui fournissent à la population sa nourriture, comme de ses Tutsis administrateurs, plus habiles dans les bureaux et les universités. La vie doit reprendre. Le pardon est imposé. Les rescapés sont sommés de se taire et les tueurs de faire profil bas.

Mais les questions subsistent, ravivées par la confrontation des victimes avec les tueurs. “Aucune explication [des tueries] ne me satisfait. La méfiance excite ma curiosité. Je veux toujours savoir ce qui se passe derrière ce qui se passe”, explique Innocent. Les tueurs interrogés, quant à eux, ne sont pas si curieux. Fidèles à leur ligne de conduite, ils s’appliquent à adopter l’attitude la plus favorable. Dans leurs aveux, ils se limitent aux faits, qu’ils s’efforcent de minimiser. À la différence de celles des tueurs, les questions des rescapés ne sont pas tournées vers les faits mais vers les personnes, leurs intentions profondes et le sens de leurs actes. Ils ne peuvent pas admettre que le respect ou le mépris de leurs vies puissent être affaire de circonstances, d’imitation et de convenance comme le disent les autres. Ainsi leur parole et celle des tueurs se croisent-elles sans jamais se rencontrer, sur deux plans de vérités irréconciliables.

Et que fait Dieu dans tout ça, dans ce pays si largement christianisé ? — Eh bien, Dieu fait comme fait Boniface, suis-je tenté de répondre en refermant le livre. Boniface est un rescapé des marais. Aujourd’hui, il est prêtre à Kibungo, sur la commune de Nyamata : "Je prêche à l’autel. Évidemment, je dois me contenir, je dois supporter quand je regarde, en face, ceux qui me poursuivaient avec la machette. [… ] Parce que la foi s’est ternie, je persiste. Si moi je ne crois pas que Dieu finit pas se sauver en toute situation, je me suis sauvé pour rien".

Viviane de Montalembert 12/07

* Le livre tire son titre de la course éperdue de six mille Tutsis chassés comme on chasse le gibier, dans la forêt de Kayumba.

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