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Philippe Lefebvre

Courrier :
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Du même auteur

"Elles ne dirent rien à personne" Mc 16, 1-8

Le Fils dans la nuée

Trois regards sur le nom de Jésus

Le messie métisse

Qui parle au commencement ?

SUITE…

De la même série

La Ste Trinité, un mystère à pratiquer vm 06 07

 

 

 

Théologie 
 
 
Libres propos sur la Trinité

   L'Ancien Testament révèle-t-il un Dieu trinitaire ?
 

Dans ces quelques pages, j'aborde un dossier qui mériterait de longs développements et beaucoup de discussions avec divers spécialistes : biblistes, dogmaticiens, historiens des religions, philosophes… Je me contenterai ici de poser quelques questions et d'amorcer une enquête qui, à mon sens, devrait être reprise aujourd'hui avec ampleur et sérieux : le Dieu de l'Ancien Testament est-il trinitaire ? L'enjeu d'une telle interrogation est fondamental : en déployant une théologie trinitaire comme base absolue de la révélation, le Christianisme s'est-il fourvoyé loin de ce que la Bible propose, ou bien exploite-t-il le fond même du donné révélé depuis l'Ancien Testament ? Pour beaucoup, poser la question d'un Dieu trinitaire dès l'Ancien Testament est une aberration : on dénonce dans ce type d'enquête une projection des formules chrétiennes sur un Ancien Testament qui ne contiendrait aucune présentation d'un Dieu trine. Lancer une enquête sur le sujet amènerait le soupçon de vouloir récupérer la Bible dans son ensemble à la cause chrétienne, d'enrôler un texte dans des cadres pour lesquels il ne serait pas fait, de sortir de toute démarche scientifique sérieuse. Pourtant, la foi en la Trinité et l'élaboration théologique de cette foi depuis deux millénaires sont profondes, ancrées, et elles donnent lieu à des mises en forme théologiques puissantes. On ne peut donc pas non plus imaginer, même d'un point de vue scientifique, que les théoriciens et les croyants en la Trinité s'égarent complètement et ne s'appuient, scripturairement parlant, que sur du vent. Réfléchissons donc un peu, Bible en main.

J'ai intitulé cet article "libres propos" parce que je ne m'y livre pas tout à fait à un exercice universitaire. J'essaie de "parler" au lecteur bienveillant sans l'abasourdir de références pour étayer ma réflexion. Je n'ignore pas les bibliographies qui se rapportent à quelques sujets que j'aborde ici et dont on trouvera des éléments à la fin de l’article.  Mais il me semble important d'abord de donner un écho de mon point de vue et de tenter d'emblée quelques enquêtes bibliques, plutôt que de parler indéfiniment, références à la clé, des conditions de possibilités selon lesquelles ces enquêtes pourraient être menées.
 
Un paradoxe structurel
 
Aucune réponse immédiate
 
À première vue, le Nouveau Testament entretient avec l'Ancien une relation volontiers paradoxale. Quand Jésus ressuscité aborde les pèlerins d'Emmaüs, il leur montre dans l'Écriture tout ce qui le concerne, et il en parcourt toute l'étendue, citant Moïse, les prophètes et les psaumes. Pourtant, si nous consultons n'importe quelle introduction à la Bible, nous lirons immanquablement que, dans l'Ancien Testament, on parle à peine de résurrection. Les quelques versets toujours cités à ce propos sont tardifs, pas toujours explicites, pas univoques. Comment Jésus peut-il convoquer l'ensemble des Écritures pour éclairer sa présence parmi les siens trois jours après sa mise au tombeau ?

De la même façon, on peut s'interroger sur ce que l'on appelle l'institution de l'eucharistie à laquelle Jésus procède avant d'entrer en sa passion, selon les évangiles synoptiques. Que le pain et le vin puissent devenir son corps et son sang, est-ce là vraiment une réalité décisive, étayée par de multiples passages scripturaires, ou bien a-t-on affaire à une sorte de métaphore hyperbolique, faite sur le moment, qui signifierait "simplement" le don de soi ? Il serait loisible d'aborder la figure de la Vierge Marie selon le même dilemme : les passages du Nouveau Testament qui parlent d'elles représentent un très faible pourcentage du volume textuel d'ensemble. Dès lors, la mariologie qui s'est développée dans l'Église catholique et orthodoxe relève-t-elle d'une inflation indue, ou bien, partant des témoignages du Nouveau Testament, en trouve-t-elle dans l'Ancien leurs fondations substantielles ?
 
La Trinité : une enquête de fond à mener
 
Quand on s'interroge sur ces réalités centrales de la foi chrétienne, on ne peut que parvenir au mystère des mystères qui est la Trinité. La question se corse encore puisque le terme de Trinité n'est même pas scripturaire. Que Dieu soit Père, Fils et Saint-Esprit fait l'objet dans le Nouveau Testament de quelques formules, qui demandent toujours à être éclaircies et approfondies. L'évangile de Matthieu se termine ainsi sur l'envoi en mission des apôtres par le Christ ressuscité : "Allez donc et de tous les peuples faites des disciples, les baptisant au nom (ou : pour le nom) du Père et du Fils et du Saint-Esprit" (Mt 28, 19). Cette expression étonne : elle demanderait des explications tant elle semble être lourde de sens, mais, au verset suivant, l'évangile s'arrête, nous laissant sans plus de développement sur cette mention énigmatique.

Paul fait usage à plusieurs reprises de formules trinitaires ; pourtant, à chaque fois, le lecteur doit s'interroger. Elles ne sont pas données comme des définitions, mais comme des expressions qui s'élaborent. Au début de la lettre aux Romains, l'apôtre des nations rappelle la promesse de Dieu, transmise aux temps anciens par ses prophètes, qui concerne son Fils ; celui-ci "a été institué Fils de Dieu avec puissance, selon l'Esprit de sainteté, du fait de sa résurrection d'entre les morts, Jésus-Christ, notre Seigneur" (Romains1, 4). Il faut donc entendre Dieu comme le Père, et Jésus comme son Fils, selon l'Esprit. Que tous les trois ils constituent un Dieu unique dont les trois personnes sont égales demandent à être éclairé par d'autres formules pauliniennes. On lit ainsi en 2 Corinthiens 1, 21-22 : "Or celui qui nous affermit avec vous dans le Christ et qui nous a conféré l'onction, c'est Dieu. Il nous a aussi marqué de son sceau, et il a déposé dans notre cœur les arrhes de l'Esprit". C'est l'ensemble des lettres, relatant l'expérience personnelle et communautaire de ce Dieu, qui permet de dégager la dimension profondément trinitaire chez Paul. Mais cela fait l'objet d'enquêtes, de méditations de ses textes. Surtout, cela suppose une expérience personnelle du lecteur ou de l'auditeur qui découvre les mots de Paul comme les plus pertinents pour décrypter ce qu'il vit lui-même.
 
Y regarder à deux fois
 
Nous voici donc confrontés à un nouveau paradoxe : cette réalité trinitaire dont les auteurs du Nouveau Testament se mettent à parler, sans jamais employer le mot Trinité, a-t-elle des racines dans l'Ancien Testament ? Selon le mouvement que nous avons aperçu dans d'autres dossiers (résurrection, eucharistie, Vierge Marie), elle doit en avoir ; le Nouveau Testament ne mentionne rien qui n'ait été, d'une certaine manière, évoqué depuis longtemps, et qu'il faut savoir découvrir. Et l'on peut conjecturer que, comme c'est le cas pour la résurrection, les textes à trouver sont nombreux, abondants.

Au commencement, Dieu crée la lumière, au premier jour (Genèse 1, 3-5). Le quatrième jour, il crée le soleil, la lune et les étoiles qui sont appelés des luminaires (Genèse 1, 14-19) . Avant qu'il y ait les sources de lumières que nous connaissons comme telles, la lumière est là. Elle annonce dès le début qu'il conviendra de tout regarder à deux fois : à la lueur des lumières habituelles, mais aussi dans l'éclat cette lumière première qui permet de tout envisager. Le texte biblique lui-même est comme proposé à cette lecture doublement "éclairée". Ce qui n'apparaît pas immédiatement nous attend en un deuxième temps. Rien d'essentiel ne peut être vu au premier regard1 ni entendu dès la première audition2. Dans l'évangile de Marc, la vraie annonce commence toujours par le silence, la retenue. Il ne s'agit pas d'annoncer une information nouvelle, mais le mystère du Vivant3. C'est donc dans un deuxième moment, après celui du mutisme nécessaire, que l'on parlera.
 
Notes de méthode
 
La spéculation servante de la narration ?
 
Chercher des traces de la Trinité dans l'Ancien Testament suppose qu'on lise l'Ancien Testament. Lire, cela signifie bien des choses pratiques et simples. Par exemple, de manière paradoxale -encore un paradoxe-, lire engage dans une certaine gratuité : il n'est pas requis d'emblée de vouloir prouver quelque chose quand on se plonge dans un texte biblique. La tension qu'il y a à toujours vouloir trouver dans des textes des arguments pour ou contre occasionne un parasitage permanent qui empêche une lecture authentique, apaisée, une lecture qui découvre. D'autre part, comme je l'ai plusieurs fois constaté dans des milieux de théologiens, il y a une espèce de condescendance vis-à-vis des textes bibliques -une condescendance entourée bien sûr d'un grand respect affiché. On a l'impression que seule la spéculation théologique a droit de cité dès lors qu'il s'agit d'entrer dans les mystères les plus centraux et que les narrations bibliques semblent graciles aux yeux de certains graves métaphysiciens.

Or, les textes bibliques s'avèrent écrits avec un art consommé qui déjoue les "premières vues". J'ai tenté de montrer dans divers écrits qu'en ce qui concerne le messie dans l'Ancien Testament les passages apparemment les plus simples et, pour cette raison, les moins étudiés par les théologiens sont ceux qui en disent le plus4. On nous raconte ainsi les débuts de Saül, qui doit devenir le premier roi messie d'Israël, comme une historiette issue du folklore palestinien : un grand garçon est envoyé par son père pour rechercher des ânesses perdues en compagnie d'un serviteur (1 Samuel 9). Dans le cadre de cette anecdote passe-partout, des éléments essentiels sont esquissés : ainsi le messie est-il présenté comme un fils envoyé par son père. Dans l'histoire de Saül, Dieu intervient d'ailleurs lui-même pour dire qu'il est le véritable envoyeur de Saül (1 Samuel 9, 15-16). Son père, Quish, l'a bien sûr expédié pour une mission modeste, mais Dieu s'est coulé dans cette figure paternelle occasionnelle pour envoyer celui qui doit recevoir l'onction. Et ce genre de mise en place simple n'est pas de peu d'importance. Commence alors une exploration de textes aux apparences insignifiantes, mais à la portée considérable et originale.
 
Un texte en échos
 
Lire ouvre aussi le champ infini des liens textuels signifiants. David fait entrer l'arche d'alliance à Jérusalem et danse devant elle en pagne de lin. Quand il explique sa conduite étonnante à sa femme Mikal, il lui dit qu'il ne dépend pas du regard des autres : "Je m'ébattais devant le Seigneur" (2 Samuel 6, 21). Or, cette expression si caractéristique, on ne la retrouve qu'une seule fois dans la Bible : c'est la Sagesse qui parle d'elle-même et raconte comment elle était là, avec Dieu, avant même la création du monde: "Je m'ébattais devant lui" (Proverbes 8, 30). Ils sont deux ceux qui s'ébattent devant le Seigneur, sans rien chercher à prouver, mais en savourant seulement la joie d'être en sa présence : le messie et la Sagesse éternelle. Que l'un puisse se superposer à l'autre, c'est, je le crois, une des entreprises des textes du Nouveau Testament : le messie Jésus est la Sagesse incarnée qui peut dire : "avant qu'Abraham ait existé, moi je suis" (Jean 8, 58).
 
Pas de listes de textes définis d'avance
 
Une des limites à la lecture de la Bible dans son ensemble est la constitution de listes de textes obligés, selon les sujets abordés, qui s'imposent et prétendent devenir les seules sources scripturaires à consulter. Ainsi l'enquête sur la Trinité finit-elle par être balisée par un certain nombre de passages obligés. La célèbre formule en "nous" de Genèse 1, 26 est ainsi un des premiers jalons incontournables. Dieu dit : "Faisons l'homme à notre image…", et ce "nous" est traditionnellement compris comme l'amorce de l'idée d'une communauté en Dieu. En Genèse 18, 1-2, il est dit que le Seigneur apparut à Abraham à Mambré et que le patriarche vit "trois hommes debout devant lui". L'unique Seigneur "relayé" par trois hommes mystérieux est là encore reçu dans la tradition de l'Église comme une intuition trinitaire5. Et ainsi de suite.

Il n'est bien entendu pas faux de retenir ces textes et il vaut la peine d'aller les regarder. Mais il me semble que s'en tenir à eux donne déjà une réponse avant d'avoir tenté l'exploration. Or, si ces passages ont effectivement des résonances trinitaires, c'est dans le cadre plus vaste des ensembles textuels auxquels ils appartiennent et qu'il convient alors d'examiner. La marque du Dieu trine ne saurait se limiter à des traces sporadiques, intermittentes, irraisonnées. Donnons un exemple d'un des multiples thèmes qu'il conviendrait d'étudier dans ces grandes coulées de textes. Avant de voir trois hommes à Mambré qui "représentent" peut-être le Seigneur, Abraham a circoncis, sur l'ordre de Dieu, le fils qu'il avait eu de sa servante et reçoit lui-même la circoncision (Genèse 17, 19-27). Le père fort âgé et le fils tout jeune, Ismaël, sont donc placés en équivalence par ce rite essentiel de l'entrée en alliance. Ismaël et Abraham se rejoignent par la circoncision reçue par les deux le même jour. Cette égalité du père et du fils se rejouera bientôt lors de la naissance d'Isaac, circoncis lui aussi par son père à l'âge de huit jours (Genèse 21, 1-4). Le père et ses deux fils sont donc mis devant Dieu en situation filiale par cette circoncision. Cet effet d'"égalisation" mérite sans doute qu'on s'y arrête. Abraham a circoncis également, en plus d'Ismaël, tous les mâles de sa maison : sortant de la famille d'Abraham, un mouvement de diffusion se propage. Ce mouvement qui égale un père à ses fils se retrouve ailleurs dans la Genèse : Joseph, que son père Jacob croyait mort, est enfin rejoint par celui-ci. Jacob prend alors les deux fils que Joseph avait eus en Égypte et les adopte comme ses fils, leur faisant "monter" une génération (Genèse 48, 5). Les deux fils rejoignent leur père Joseph, devenant avec lui fils de Jacob. On avait cru Joseph mort : il occupe maintenant trois places dans la fratrie issue de Jacob6.

Ce ne sont là que quelques notes qui signalent que nos textes sont lourds de significations structurées et concertées. L'enquête doit donc porter sur tout et ne jamais se cantonner aux passages déjà répertoriés, fussent-ils parfaitement légitimes. Il convient de les lire plutôt comme des symptômes d'un sens plus vaste, plus répandu qu'il n'y paraît.
 
Découverte
 
On voit donc que la lecture ainsi conçue n'emporte pas dans une projection indue d'un "su" initial qu'il ne s'agirait que de vérifier et d'étayer au mieux. Elle est plutôt découverte, exploration inattendue. Le texte emmène son lecteur vers des passages qu'il ne lisait pas ou survolait ou sur lesquels il pensait avoir le dernier mot. L'étude des livres de Samuel m'a ainsi conduit à lire et à relire les premiers pas de Saül après son onction. Je dis "relire" parce que les chapitres ultérieurs y font référence de diverses manières.

C'est ainsi que les débuts de David, le successeur de Saül, reprennent bien des éléments qui ont jalonné le premier itinéraire du premier roi messie Saül (1 S 16)7. Ainsi donc notre Saül après avoir reçu l'onction d'huile du prophète Samuel est renvoyé par ce dernier en son village natal qu'il a quitté quatre jours auparavant. Et Samuel d'annoncer les trois étapes qui baliseront ce parcours de retour (1 Samuel 10, 1-6). Saül se rendra d'abord au tombeau de Rachel ; puis il recevra du pain de la main de trois pèlerins portant en offrande au sanctuaire de Béthel des miches, du vin et des animaux de sacrifice ; enfin il recevra l'esprit du Seigneur en entrant dans son village, sous domination philistine, alors qu'une troupe de prophètes prophétisera au son des instruments. Le tombeau de Rachel est un lieu connu. Rachel est morte en couches en arrivant en terre Promise avec Jacob son époux (Genèse 35, 16-20). Alors qu'elle était stérile, elle enfanta ce second fils, Benjamin, après Joseph (cf. Genèse 30, 22-24) ; elle rendit le dernier souffle à Bethléem (c'est la première mention de ce nom dans la Bible) ; sa tombe y rappelle bien sûr la défunte qui est couchée, mais aussi l'enfant qui y est né. Saül, descendant de ce Benjamin né in extremis, doit donc d'abord croiser au large de ce sépulcre éloquent qui fait mémoire de son origine fragile (1 Samuel 10, 2). Le tombeau rappelle paradoxalement que Benjamin est né contre toute attente et qu'il a fait souche : Saül en est le témoignage vivant.

Puis viennent les pèlerins de Béthel, rencontrés par Saül (1 Samuel 10, 3). Au temps jadis, Rachel, quand elle enfanta à Bethléem, venait de Béthel avec sa smala. On retrouve donc dans l'itinéraire de Saül les lieux typiques de cet antique périple de Rachel, Jacob et des leurs. Les pèlerins mystérieux qui accostent Saül lui donnent deux pains, prélevés sur l'offrande qu'ils comptaient faire au vieux sanctuaire de Béthel. Puis enfin, l'esprit du Seigneur fait irruption (1 Samuel 10, 5-6) : Saül prophétise avec les prophètes et "il est transformé en un autre homme". Ces étapes, qui rappellent tant les escales de Jacob lors de son retour en terre d'Israël, constituent aussi un "patron" des étapes du messie Jésus à la fin de sa vie terrestre. Lui aussi croise autour d'un certain tombeau paradoxal : ayant enfermé son corps, ce sépulcre devient le signe inattendu qu'un fils est vivant contre toute espérance. Lui aussi partage le pain, qu'il donne aux siens comme une nourriture où l'humain et le divin coexistent, où l'offrande faite à Dieu et la nourriture quotidienne sont intimement mêlées. Lui aussi envoie l'esprit qui a été répandu sur lui et fait que ses disciples accèdent à un autre registre de parole et d'existence8.

C'est la lecture, lente et assidue, qui m'a fait à proprement parler découvrir ce passage. Sans cela, il n'était pour moi qu'un morceau folklorique, relevant d'anecdotes typiques du terroir : le jeune homme parti chercher des ânesses se retrouve roi, l'homme manquant de pain en reçoit… Bien des cultures ont ce genre de récits légendaires. Mais justement, l'écriture biblique prend au sérieux ce fabliau souriant, elle le déploie de telle sorte que l'on soit obligé de passer par lui et d'y revenir par la suite. Elle le met en lien avec un avant (le circuit de Jacob et des siens par Béthel et Bethléem : Genèse 35) et avec un après (la propre onction de David et les circonstances de sa reconnaissance comme roi : Genèse 16). Pour penser ce qu'est un messie, ce qu'est Dieu comme père de ce messie, pour réfléchir aux racines scripturaires de l'eucharistie (le pain partagé avec le messie), il faut passer par ce texte, le voir, alors que rien n'y dispose un lecteur actuel.

Lire l'Ancien Testament, le parcourir en portant des questions de fond (qui est Dieu selon l'Ancien Testament ? Comment y apparaît-il ?), se mettre en attente de réponses à la mesure de ces questions, sont autant de dispositions qui facilitent une lecture en état d'éveil. Y a-t-il un Dieu trine dans l'Ancien Testament ? Commencer l'enquête, sans rien chercher à prouver à tout bout de champ, mais en abritant en soi cette question comme une énigme cruciale, peut dégeler un lecteur et le mettre à même d'ouvrir les yeux.
 
Engagement
 

Il me semble enfin que ce genre de questions (y a-t-il une révélation d'un Dieu trine dès l'Ancien Testament ?) et la pratique de lecture qui en découle conduisent à un véritable engagement. Le fait d'être pour ou contre la Trinité, de la considérer comme un acquis de la foi ou comme une question illusoire, revient à demeurer dans des positions fixées d'avance. Se mettre en quête, accepter d'être étonné par la Bible sont, eux, autant de mouvements qui remettent en chantier les soi-disant acquis quels qu'ils soient.

D'autre part, l'enjeu d'une telle enquête est si important qu'il oblige tôt ou tard le lecteur et l'enquêteur à prendre position. Autant les parcours bibliques se font sur le mode d'une gratuité qui ne présuppose rien et qui veut bien se laisser emmener en divers lieux du texte, autant les trouvailles faites au fil de la lecture amènent à prendre parti. Sur la résurrection, sur l'eucharistie, sur la Vierge Marie, sur la Trinité par excellence, l'enquête biblique débouchera sur des discussions, des dialogues s'il se peut. Elle aboutira en tout cas sur de la parole échangée, informée par les matériaux découverts dans le texte biblique et dûment travaillés.

Il est vrai que, confrontés aux mêmes textes, Chrétiens et Juifs ne lisent pas les mêmes choses, que catholiques et protestants n'ont pas entièrement les mêmes conclusions. Peut-être une reprise de contact dépassionnée avec les textes bibliques — disons : faite avec la seule passion de chercher encore — amènera-t-elle à des débats plus objectifs et plus informés. Le judaïsme ne voit certainement pas de Dieu trine dans la Bible, mais il parle, à la suite des Proverbes, de la Sagesse de Dieu comme d'une Personne, ou, dans sa grande révérence vis-à-vis du Pentateuque, de la Tora comme d'une entité quasi-personnelle. Explorer à nouveau les points d'achoppement, mais aussi les textes qui propulsent, chez les uns et chez les autres, la réflexion dans ses développements les plus audacieux, voilà une cause digne d'être embrassée.

Il ne s'agit en aucun cas de comparer avec méfiance et arrogance les lectures diversifiées qui peuvent être faites, mais d'admirer à quel point la Bible est source d'inspirations profondes. Beaucoup des choses sont à trouver, à retrouver, à approfondir, à confronter.
 
Un exemple liminaire : la veuve du temple
 
Je voudrais commenter, à titre d'exercice liminaire, un bref texte évangélique. On pourra dire que je ne suis pas dans l'Ancien Testament. Mais ce que j'ai dit plus haut me semble vrai aussi pour les livres du Nouveau Testament. La Trinité n'y est pas seulement à chercher dans les textes de teneur plus explicitement trinitaire ; elle se trouve partout d'une certaine manière. Notre texte, qui met en scène une veuve, dans la grande tradition de l'Ancien Testament, me semble particulièrement important pour notre propos. Il s'agit de Marc 12, 41-44.
"41Et s'étant assis devant la salle du trésor, Jésus regardait comment la foule déposait des pièces de bronze dans le trésor, et beaucoup de riches déposaient beaucoup. 42Une veuve, une mendiante, vint et déposa deux piécettes, ce qui fait un quart d'as. 43Jésus appela ses disciples et leur dit : “Amen je vous le dis : cette veuve mendiante a déposé plus que tous ceux qui déposent dans le trésor. 44Car tous ces gens déposent ce qui leur est superflu, tandis que celle-ci a pris de son indigence pour déposer tout ce qu'elle avait, sa vie tout entière".
Donner « sa vie tout entière »
 
Jésus est arrivé depuis peu à Jérusalem (Marc 11). Il est allé au temple pour une première visite musclée (Marc 11, 15-18). Il a été pris à parti sur des questions d'argent ("Est-il permis, oui ou non, de payer l'impôt à César?", Marc 12, 14). Il a mis en garde ses disciples (juste avant notre passage) sur les grands croyants qui ont pignon sur rue et "dévorent les maisons des veuves tout en affectant de faire de longues prières" (Marc 12, 40). C'est juste après ce propos qu'il va s'installer au temple pour observer ce qui se passe. Il ne s'y intéresse pas cette fois à ceux qui y prient ni à l'architecture des lieux que certain lui vantera bientôt (Marc 13, 1). Son attention se porte sur ceux qui donnent leur "denier du culte", le rapport à l'argent apparaissant dans toute sa vérité dans le cadre du lieu saint. Les offrandes sont bienvenues : pas moyen de faire tourner un sanctuaire, de l'antiquité à nos jours, sans la participation normale des fidèles. Mais il y a donner et donner.

Suivons le regard de Jésus. Que voit-il ? Une fois de plus, il voit et dévoile ce qui passe inaperçu habituellement : une femme couleur muraille qui vient verser son obole. Cette offrande est ridicule : quelques centimes. Mais pour cette femme, bien en dessous du seuil de pauvreté, cela représente, comme Jésus le remarque vigoureusement, "toute sa vie". L'expression est très forte. Le mot grec bios désigne la vie et les moyens de subsistance (comme on dit en français : "gagner sa vie"). La femme donne "tout ce qu'elle a, toute sa vie". Ses ressources se confondent avec sa survie physique de la journée : elle a vraiment tout donné.
 
Ressembler à Dieu
 
L'évangile ne peut donc être reversé au genre des fioretti sympathiques : il ne s'agit en rien de nous attendrir sur la touchante obole d'une pauvre dame. Il s'agit, ni plus ni moins en regardant cette femme, d'avoir une vision de Dieu et de son Royaume. Elle vient au temple offrir toute sa vie, de manière inaperçue. Telle est la façon d'être et de faire de Dieu. Dieu donne tout, toute sa vie, "pour nous les hommes et pour notre salut", et cela passe souvent inaperçu. Dieu est bien dans son temple et il y est rejoint par ceux qui lui ressemblent, cette pauvre veuve par exemple. Il ne s'y trouve pas, comme certains le croient, sous la forme d'une divinité cachée dont on ne se ferait une idée que quand des liturgies grandioses se déploient en son honneur. Non : Dieu est bien là, de manière visible et palpable en la personne de ceux qui proposent son image et sa ressemblance aux regards qui savent voir.

Selon l'Ancien Testament, Dieu interdit de placer dans son sanctuaire une quelconque représentation, "pas de statue ni aucune forme de ce qui est dans le ciel en haut ni sur la terre en bas ni dans les eaux" (Décalogue, Exode 20, 4). Ce n'est pas foncièrement parce qu'il redoute que les humains adorent ces représentations, même si cela peut toujours arriver (Exode 32 : le veau d'or). Plus profondément, Dieu semble dire par cet interdit : "Qu'avez-vous besoin de rechercher des effigies dans mon temple? Apprenez plutôt à reconnaître ceux qui me ressemblent et qui, comme moi, passent dans l'indifférence générale. Ma présence, vous l'avez sous les yeux parmi ceux qui vont et viennent au milieu de vous : ouvrez vos yeux et vos oreilles". Le Dieu qui donne "sa vie tout entière", notre veuve le donne à contempler au sanctuaire. Les riches qui font sonner leur monnaie et ceux qui se laissent impressionner par eux sont plutôt les adeptes du veau d'or.
 
On a parfois dit que l'évangile de Marc était le moins théologique des évangiles. À la différence de Jean, souligne-t-on par exemple, Marc ne serait pas si clair sur la divinité de Jésus. On tourne en rond dans ce genre de débat quand on se fonde sur quelques textes tirés de l'évangile qui paraissent plus "théoriques". Or, il nous est redit aujourd'hui que tout est à prendre en compte, tout est à regarder, dans la lumière de Dieu. La veuve qui avec ses deux piécettes donne toute sa vie ressemble au Père qui, donnant son Fils et l'Esprit saint, donne toute sa vie.

Ce genre d'équivalence peut paraître audacieux et rapide, mais c'est le regard du Christ que nous suivons. Ce regard n'envisage pas des banalités : il est en conformité avec tout ce qui ressemble à la réalité divine à laquelle il appartient lui-même. La veuve donnant son tout par ses deux pièces éclaire rétrospectivement la première page de l'évangile et s'en trouve éclairée : lors du baptême de Jésus, le Père s'adresse à lui comme à son Fils, et l'Esprit descend sur lui, comme une colombe, pour le désigner (Marc 1, 9-11). Dans l'histoire politique et religieuse de l'époque, ce jeune homme inconnu, Jésus, qui descend dans le Jourdain et cette apparence d'oiseau sur lui ne sont rien : deux piécettes inaperçues que le Père donne et qui constituent en fait "toute sa vie", deux piécettes qui rachètent tout.
 
Texte cosmique
 
Nous ne sommes pas ici dans la métaphore, comme si la veuve symbolisait le don de Dieu. Lorsqu'on atteint le registre de "donner sa vie tout entière", les métaphores sont abolies. On se trouve dans une réalité que rien d'autre ne peut désigner, si ce n'est le don d'une autre vie. Le Père a tout donné, la veuve a tout donné : ces deux-là se correspondent, se répondent, se disent l'un par l'autre, l'un avec l'autre. Comprendre cela ne se fait pas en déployant de longs propos ni des allégories éclairantes : cela se fait en accédant à ce même régime de la vie tout entière donnée.

Que cette vision de la veuve soit si essentielle, l'architecture de l'évangile nous le dit. Jésus est au temple où il voit et désigne aux siens la femme qui a tout donné. C'est là un moment clé. Juste après il annonce la ruine prochaine du temple et de Jérusalem et déploie une vision apocalyptique du monde (Marc 13). Ensuite sa passion commence (Marc 14). Elle est d'ailleurs inaugurée par une autre femme, invisible au yeux du monde : celle qui vient lui verser sur la tête un parfum précieux qui a dû lui coûter "toute sa vie". Son geste est mal perçu ("On aurait pu vendre ce parfum trois cents deniers et les donner aux pauvres", disent quelques spectateurs indignés ; Mc 14, 5) ; pourtant Jésus met aussitôt cette femme au centre de l'histoire : "Elle a fait une œuvre bonne" et "partout où sera proclamé l'évangile, au monde entier9, ce qu'elle a fait sera aussi raconté, en mémorial d'elle" (Marc 14, 6 et 9).

L'histoire dont parle la Bible se fait bien souvent par des veuves, des concubines, des hommes et des femmes que nulle chronique ne retiendrait; le regard de Dieu les voit, et le regard de ceux qui vivent avec Dieu sur un pied d'égalité, qui ont avec lui, comme la veuve du temple, un compte commun. On ne se fait pas seulement une idée de qui est Dieu en regardant ces "petits" qui sont sa parenté, sa race choisie. On voit Dieu en eux.
 
Les humbles, les femmes et la Trinité
 
Il serait intéressant de suivre, parmi bien des gens inaperçus, les veuves de l'Ancien et du Nouveau Testaments. Quand Jésus donne un enseignement sur la prière, il cite en exemple une veuve dans quelque bourgade qui va réclamer chaque jour à un juge la justice qui lui est due. Elle donne alors lieu à une vision apocalyptique du Dieu "qui fait justice à ses élus qui clament vers lui jour et nuit" (Luc 18, 7). Les personnes socialement infimes entraînent très souvent dans la Bible les plus grandes révélations du Dieu trois fois saint10. Nous sommes toujours dans notre optique de ne pas fixer définitivement des lieux de révélation déjà répertoriés auxquels il faudrait désormais sans cesse se reporter. La révélation a lieu partout.

Il y aurait aussi à réfléchir sur ce personnage féminin de la veuve : une femme peut-elle renvoyer au Dieu père ? Un nouveau dossier s'ouvre ici, que je ne fais qu'indiquer : dans l'Ancien Testament, les femmes renvoient davantage à Dieu comme un Père que ne le font les hommes. Les hommes se trouvent en situation de fils devant Dieu ; le père enseigne à ses fils comment devenir fils pour Dieu, il n'incarne pas une sorte de permanente statue paternelle. Les femmes dignes de ce nom désignent, elles, Dieu sous le rapport de la paternité, elles font en quelque sorte cause commune avec le Père. Que la veuve du temple évolue dans le registre de la paternité divine relève de profondes et anciennes logiques bibliques11.
 
La parole biblique issue d'expériences
 

Des textes pour dire des expériences vécues
 
On sait que la Bible a été écrite au fil du temps. À partir du texte, de ses ruptures, des variations de style et de vocabulaire que l'on y perçoit, en se fondant aussi sur les allusions historiques qu'il charrie, des exégètes ont développé, ces deux derniers siècles, différentes hypothèses concernant son élaboration. Plus exactement, chaque corpus de livres fait l'objet de théories, parfois complexes, jamais définitives, sur sa mise au point. La composition du Pentateuque est ainsi un immense chantier, les processus d'écriture des livres historiques font l'objet d'enquêtes et de spéculations qui fournissent matière à des colloques nombreux12. La conscience que nos textes ont été composés dans l'histoire, par des auteurs qui relèvent d'"idéologies" différentes, est prépondérante aujourd'hui. Mais il ne faudrait pas oublier pour autant d'appréhender aussi les principes d'unité dont ces textes émanent. Produits à des époques diverses, par des auteurs et des rédacteurs variés, les textes bibliques proviennent substantiellement d'expériences de Dieu cohérentes qu'ont vécues tous ceux qui sont intervenus dans la réalisation du texte. C'est du moins l'hypothèse de travail que je formule. Elle n'est pas purement arbitraire.

Les auteurs bibliques manifestent en effet eux-mêmes les continuités qu'ils se reconnaissent les uns avec les autres. Le livre d'Isaïe a ainsi été visiblement élaboré sur plusieurs siècles. On a très longtemps parlé de cet ouvrage comme de trois corpus isaïens, allant du 8è. au 6è. s. au moins avant notre ère. Or, on redécouvre aujourd'hui, même dans les milieux où l'on accentue la notion d'histoire du texte, les lignes de fond de ce livre, les structures profondes qui fédèrent avec art des passages probablement issus de moments et de calames différents13. Ces connexions au long cours, je propose donc qu'elles soient rapportées initialement à des parentés de vies. Les auteurs de l'Écriture ne sont pas des écrivains en cabinet qui évolueraient dans le monde du papyrus et de l'encre. Ils écrivent au nom d'expériences qu'ils ont faites, et ils le disent souvent. On ne peut par exemple pas lire Jérémie sans entendre les échos d'une époque troublée qui amènera la ruine de Jérusalem et de son temple, sans entendre non plus les propres plaintes du prophète, pris dans les vicissitudes religieuses et politiques de ladite époque. Le texte du livre de Jérémie est-il intégralement le produit intouché, sorti de la plume du prophète ? Certes non ! Par quels cheminements est-on passé de la parole de Jérémie à l'élaboration d'un rouleau qui fut placé sous son nom ? Tout cela se discute, se cherche. Il n'en reste pas moins vrai que le livre dit "de" Jérémie affirme qu'il ne serait pas là si un certain Jérémie n'avait prophétisé de manière étonnante à une époque où bien peu osaient parler, et si cette parole n'avait déjà eu assez de crédit pour qu'on se préoccupât d'en faire un texte et d'amorcer ainsi un livre.
 
Expériences fondatrices de prophètes.
 
On a compris de Jérémie, en mettant en forme ses paroles, qu'il avait vécu avec Dieu une relation intense et de longue haleine. Le chapitre 1 met ainsi Jérémie, dans le livre éponyme, en débat avec Dieu. Ce dernier apparaît comme un maître qui éduque son prophète et va jusqu'à lui placer ses paroles dans la bouche (Jérémie 1, 9). Il affirme qu'il connaissait Jérémie avant de le façonner dans le ventre de sa mère (Jérémie 1, 5). Isaïe, quant à lui, voit Dieu dans son temple et se propose lui-même quand le Seigneur cherche quelqu'un à envoyer auprès de son peuple (Isaïe 6). Ézéchiel a une vision inaugurale : il voit le char divin et les vivants qui s'y tiennent. Il aperçoit sur le trône qu'il distingue "une ressemblance comme un aspect d'homme" (littéralement : "d'adam") et il finit par tomber face contre terre (Ézéchiel 1, 26-28).

Ces expériences fondatrices de trois prophètes sont très différentes dans leurs formulations et leurs péripéties. Elles ne correspondent en rien à une espèce de cadre littéraire tout fait qui assimilerait les unes aux autres ces trois évocations de contact liminaire avec Dieu. Pourtant, elles sont apparentées : le même Dieu cherche des hommes qui pourront porter sa parole, il se révèle à eux intimement, de manière personnalisée, que ce soit dans une conversation familière dans le cas de Jérémie ou d'une vision mystérieuse chez Isaïe et Ézéchiel. Dans tous les cas aussi, le prophète est affecté dans sa chair ; il n'est pas simple porte-parole d'un Dieu recruteur de propagandistes. Son corps devient la première révélation de sa prophétie. Jérémie, si conscient d'emblée de son extrême fragilité, est établi par Dieu comme "ville forte, colonne de fer, muraille de bronze" (Jérémie 1, 18). Isaïe a la bouche touchée par une braise, prise sur l'autel de Dieu par un séraphin. Ézéchiel contemple ce que nul n'avait jamais vu et la puissance de sa vision le fait s'écrouler sur place.
 
Père et fils
 
Dans les trois récits également — et nous entrons là plus précisément dans notre sujet — un rapport de père à fils est manifesté entre Dieu et son prophète. Ce dont le corps du prophète témoigne, ce ne sont pas seulement des stigmates qu'a infligé à sa chair la rencontre avec l'Autre, c'est, bien plus, d'une parenté fondamentale avec Dieu, d'une identification. Voir le prophète, c'est voir déjà "quelque chose" de Dieu.

Juste après sa vision, Isaïe va porter la célèbre prophétie de la femme qui enfante (Isaïe 7, 14), puis il engendre lui-même un fils de sa femme, "la prophétesse" (Isaïe 8, 3). Cet enfant est comme une prophétie faite chair. Son nom est une annonce : "Maher-Shala-Hash-Baz" ("Vite au butin, en hâte au pillage") et sa venue sert à dater le temps où Dieu va agir ("avant que l'enfant sache dire : papa et maman", il se passera tel événement). De même l'enfant annoncé dans la célèbre prophétie faite auparavant aura un nom plein de sens : Emmanuel ("Dieu avec nous") et sa venue permettra de dater des faits à venir ("avant que l'enfant sache rejeter ce qui est mauvais et choisir ce qui est bon"… Isaïe 7, 16).

Poursuivant ce chemin rétrospectif, nous revenons au prophète qui voit Dieu en son temple (Isaïe 6). Dieu demande : "Qui enverrai-je ? Qui ira pour nous ?" et le prophète de répondre : "Je suis là, envoie-moi" (Isaïe 6, 8). Dans ce verset, nous trouvons un des rares cas bibliques du "nous" que Dieu emploie pour parler de lui. Qui désigne-t-il au juste par ce nous ? Pluriel de majesté, dit-on souvent. Certes, mais pourquoi ici alors que Dieu a commencé à parler en je ? On peut répondre qu'il s'adresse aux anges qui l'entourent : des séraphins sont évoqués dès le début de la vision (Isaïe 6, 2) et l'un d'eux s'approche d'Isaïe. Mais, puisque le terme "ange" signifie en hébreu et en grec "messager", il est étrange que Dieu demande à ses anges: "Qui ira pour nous ?". C'est la définition même d'un ange d'aller pour Dieu porter une nouvelle ou remplir une mission : il n'est pas nécessaire de leur demander, il n'est que de les envoyer.

Quand le prophète se dit partant pour parler au peuple, il fait preuve d'une audace à la hauteur de ce qu'il est en train de vivre. Il est parvenu dans le temple (terrestre ou céleste ? Le texte maintient l'incertitude), il se tient au milieu des séraphins, il se déclare prêt à prophétiser au nom de Dieu. On pouvait se limiter à un envoi plus "classique" et plus sobre, dont la Bible nous donne par ailleurs des exemples : "La parole du Seigneur parvient à tel prophète ; alors il dit…". Mais ici, pourquoi Isaïe se trouve-t-il en présence de Dieu dans un sanctuaire ? Pourquoi fait-il cette expérience si rare : "Je vis le Seigneur", évoquée avec une simplicité désarmante ? Dans cette mise en scène inhabituelle, démesurée, de qui Isaïe tient-il la place ?

Quand Dieu l'envoie, la mission qu'il lui assigne est rude : "Va dire à ce peuple : Écoutez toujours, et vous ne comprendrez rien… (Isaïe 6, 9ss). À la fin pourtant, après des temps d'incompréhension et de catastrophes, "une descendance sainte" est annoncée, issue d'un peuple éprouvé et amoindri (Isaïe 6, 13). Viendront ensuite les prophéties, dans les trois chapitres suivants, sur un enfant à naître : "la jeune femme (ou la vierge selon le grec) enfantera" (Isaïe 7, 14), puis le fils prophétique d'Isaïe et de sa femme (Isaïe 8, 1ss), puis enfin la célèbre annonce selon laquelle "le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière" (Isaïe 9, 1). Et cette illumination est expliquée peu après : "Car un enfant nous est né, un fils nous a été donné. Il a la souveraineté sur son épaule. On l'appelle du nom de Conseiller merveilleux, Dieu-Héros, Père éternel, prince de la paix" (Isaïe 9, 5). Le chapitre 11 reviendra sur le fils à naître en le centrant sur la tribu de David : "Un rameau sortira du tronc de Jessé, un rejeton de ses racines sera fécond. L'esprit du Seigneur reposera sur lui" (Isaïe 11, 1-2ss).
 
Le prophète, témoin du Fils ?
 
Le prophète convié dans le temple divin qui se porta candidat à la mission prophétique annoncera donc en priorité un fils à venir, allant jusqu'à enfanter "avec la prophétesse" un fils annonciateur d'événements imminents. De qui Isaïe tient-il la place dans le temple où il voit Dieu ? D'un fils, d'un fils de Dieu.

Je sais bien que cette conclusion, formulée ainsi, est trop rapide. Il faudrait bien entendu développer cela et ne pas conclure avec cette assurance. Mais j'en viens au fait si vite, parce qu'il me semble que le texte, par son ampleur et son énigme, oblige à poser des questions et situe les réponses à venir dans un registre qui lui correspond. Autrement dit, ces réponses devront avoir une ampleur équivalente (celle du "Je vis Dieu") et un caractère de découverte à la hauteur des énigme posées : par exemple, à qui renvoie le "nous" que Dieu emploie ? Peut-être ce pronom désigne-t-il Dieu et son fils ? Pour aller annoncer un fils merveilleux, Emmanuel, Dieu-avec-nous, qui sera lumière dans les ténèbres, qui conjuguera les noms divins et humains ("Dieu-héros", "prince de Paix"), il faut qu'un homme se désigne. Le prophète incarne alors la prophétie qu'il porte. Comme nous l'avons dit plus haut, que sa chair soit touchée par la rencontre avec Dieu et par la sainteté de la parole annoncée n'est certes pas un élément périphérique de sa mission. C'est la personne du prophète, en chair et en os, qui est la première et décisive prophétie. Pour annoncer un fils mystérieux, il faut être soi-même en position de fils devant Dieu : Isaïe se tient dans le séjour de Dieu, comme un égal de Dieu ; il tient en sa présence. Et puis, pour imiter ce qu'il a vu dans le temple, il engendre lui-même un fils de sa femme, appelée exceptionnellement "la prophétesse" (Isaïe 8, 3). En d'autres termes, l'enfant qui leur naît n'est en rien issu d'un hasard biologique : il incarne une réalité que le prophète a vue et dont il témoigne en proclamant un fils. Quelle est cette réalité ? Peut-être que Dieu a un fils, et que le fils à venir, dont plusieurs chapitres répercutent la nouvelle, a à voir avec ce fils de Dieu.

Les chapitres d'Isaïe que nous avons cités (notamment l'annonce qu'une femme/vierge enfantera et celle de l'enfant merveilleux qui est lumière dans l'obscurité) sont traditionnellement lus dans l'Église pendant l'Avent et le temps de Noël. Quand les Chrétiens trouvent dans les oracles d'Isaïe une annonce du Fils de Dieu venu dans la chair, ils ne me paraissent pas utiliser abusivement l'Écriture ni conclure trop vite de rapprochements incertains. Ils sont dans la substance même du texte, ils l'interrogent jusqu'au bout, ils prennent au sérieux le prophète lui-même dans sa propre démarche révélatrice. La lex orandi de la liturgie est bien en lien avec la lex credendi.
 
Jérémie : né avant de naître ?
 
Nous avions mis les débuts prophétiques d'Isaïe en parallèle avec ceux de Jérémie et d'Ézéchiel. Il faudrait procéder au même genre de parcours pour chacun d'eux. Disons en quelques mots que les débuts de Jérémie se font en des termes qui évoquent une filiation. Dieu dit d'emblée à son prophète: "Avant que je ne te façonne dans le ventre, je te connaissais, et avant que tu sortes du sein, je t'avais consacré. Je t'avais placé comme prophète pour les nations" (Jérémie 1, 5). Dieu n'est pas seulement donné comme celui qui est impliqué dans la naissance d'un être : il connaît cet être avant qu'il ne vienne au jour. Cette idée est si étonnante qu'elle est parfois remisée dans le placard des explications faciles (ce serait une hyperbole, une manière de dire que Dieu connaît son prophète depuis longtemps). Mais notre texte nous fait bel et bien remonter à un avant mystérieux : avant que Jérémie soit, il était connu de Dieu. La suite est intéressante : Jérémie proteste de son inaptitude : "Je ne sais pas parler parce que je suis un enfant" (Jérémie 1, 6). Mais le Seigneur l'empêche de tenir un tel propos et ajoute : "Tu iras vers tous ceux à qui je t'enverrai (…). N'aie pas peur d'eux, car je suis avec toi pour te délivrer" (Jérémie 1, 7-8). C'est alors, comme en témoigne Jérémie, que "le Seigneur "étendit la main et toucha ma bouche. Puis le Seigneur me dit : J'ai mis mes paroles dans ta bouche" (Jérémie 1, 9).

À certains égards, cette vocation de Jérémie ressemble à celle de Moïse (Exode 3-4). Lui aussi fait état de son inaptitude, lui aussi s'entend répondre de la part de Dieu que la capacité de parler vient de Dieu aux humains. À lui aussi, le Seigneur dit : "Je serai avec toi" (Exode 3, 12). Chez Jérémie, la mention d'une connaissance par Dieu du prophète avant qu'il naisse est originale. Concernant Isaïe, nous avions vu qu'il y avait un excès : la présence du prophète dans le temple, le fait qu'il voit Dieu. Chez Jérémie, la démesure se marque dans cette connaissance prénatale. Jérémie était dans l'esprit de Dieu avant qu'il ne vienne au monde. De plus, une fois né et adulte, il reçoit la parole par un contact de la main de Dieu dans sa bouche, ce qui est une disposition exceptionnelle. En ce passage, comme dans les textes d'Isaïe cités plus haut, l'excès interroge : ces propos et cette mise en scène, qui pouvaient être beaucoup plus banals, que tendent-ils à manifester ?

La vocation de Jérémie coïncide avec son émergence de fils devant Dieu. C'est Dieu en effet qui le façonne dans le ventre de sa mère, se profilant ainsi comme participant à la formation de cet enfant. Mais cette gestation et cette naissance débordent vers un "avant" connu de Dieu seul. Avant que Jérémie n'existe, il est déjà en situation de fils consacré à Dieu. La question, comme pour Isaïe, est à nouveau : de qui Jérémie tient-il la place? Qui révèle-t-il par sa personne plongée dès avant sa venue au monde dans le mystère de Dieu ? Dieu l'avait fait prophète et il lui donne maintenant, charnellement (en lui plaçant la main sur la bouche), la parole qu'il aura à porter. Le fils connu depuis toujours par Dieu dont la personne porte le verbe de Dieu donne-t-il à voir un Fils de Dieu qui serait son Verbe? Jérémie parle ailleurs de son expérience de la Parole : "La parole du Seigneur a été pour moi sujet d'opprobre et de raillerie tout le jour. J'ai dit alors : Je n'en ferai plus mention et je ne parlerai plus en son nom. Mais c'était en mon cœur comme un feu brûlant, renfermé dans mes os, je m'efforçais de le contenir et je ne le pouvais pas" (Jérémie 20, 8-9). Le verbe est puissamment enraciné dans le prophète et irradie sa force en toute sa chair. Porteur d'une parole, le prophète devient l'incarnation de cette parole.

Il faudrait aussi dire un mot d'Ézéchiel : le prophète a donc vu "une ressemblance comme une apparence d'homme" ("d'adam") sur le trône divin (Ézéchiel 1, 26). Or, tout de suite après, il tombe et entend une voix lui dire : "Fils d'homme" ("littéralement : "fils d'adam"), tiens-toi sur tes jambes" (Ézéchiel 2, 1). Un rapport est donc établi, dans l'espace de quelques phrases, entre cette "apparence d'adam" assise sur le trône et le prophète "fils d'adam", nommé tel par Dieu. Qui est le prophète ? Celui qui a vu un adam dans sa vision de Dieu et qui va lui-même en manifester quelque chose par sa nature de "fils d'adam". Ce n'est pas nous qui concluons cela, c'est la parole même de Dieu : Dieu a permis que le prophète voie cet "adam" sur le trône et c'est encore lui qui nomme (plus de quatre-vingt fois dans le livre) son prophète "fils d'adam". La personne incarnée du prophète manifestera ce qu'il a vu et ce dont il parle.
 
Fils et esprit
 
Nous avons parlé de filiation concernant la personne de quelques prophètes15. Il faudrait étudier comment leur vie d'homme en situation de fils devant Dieu, conçu comme un Père, ne se réalise pas sans l'esprit du Seigneur. C'est là encore toute une étude à mener sur cet esprit. Il ne s'agit certes pas de brûler les étapes, d'y voir ingénument ni d'emblée une Personne, comme les Chrétiens le feront. Mais il convient cependant de prendre acte de sa "consistance" propre. L'esprit du Seigneur ou l'esprit de Dieu comme il est nommé n'est pas une simple force envoyée par Dieu. Il va et vient, se profile même en interlocuteur.
 
Le fils parle à l'esprit (Ézéchiel 37)
 
Dans un chapitre célèbre, Ézéchiel raconte : "La main du Seigneur fut sur moi et le Seigneur me fit sortir par un esprit (ruah), et me voici au milieu d'une plaine, et celle-ci était pleine d'ossements" (Ézéchiel 37, 1). La traduction "par un esprit" est la formule minimale et littérale que l'on puisse ici donner ; certains rendent l'expression hébraïque en ajoutant un article : "il me fit sortir par l'esprit" ou "par l'Esprit". On a l'impression que ce verset peut être l'objet d'interprétations "idéologiques" divergentes : verra-t-on l'esprit comme un "simple" souffle que le Seigneur envoie pour attirer son prophète en un lieu ("par un souffle") ? Ou bien, est-ce déjà l'Esprit de Dieu en voie de personnalisation dans ce type de texte plus récent que les chapitres anciens d'un Isaïe ? En fait, il me semble que là n'est pas entièrement le débat. Le texte va en effet parler d'un souffle que le Seigneur fera venir sur les ossements afin qu'ils reprennent vie. "Ce souffle", qui est-il, sinon un esprit venu de Dieu, capable de mettre la vie à nouveau là où règne la mort ? Dès lors, "ce souffle" qui fait sortir le prophète doit être rétrospectivement interrogé. Simple brise invitant à la promenade ou bien puissance quasi-personnelle16 ?

Ainsi l'esprit du Seigneur est-il régulièrement mis en scène : il invite à y regarder à deux fois ! Apparemment "simple" esprit passager, vent rafraîchissant qui va son chemin, il s'avère être bien davantage que cela. Il cueille les humains dans leur expériences quotidiennes des souffles divers, pour s'affirmer un Souffle d'un caractère particulier qui opère de grandes choses. De fait, Ézéchiel va parler "en prophète" et les ossements épars sur la plaine où il est vont se rapprocher les uns des autres. Et puis, le Seigneur va lui dire cette parole stupéfiante : "Prophétise à l'adresse de l'esprit, prophétise, fils d'homme ! Tu diras à l'adresse de l'esprit : Ainsi a dit Adonaï YHWH : Viens des quatre vents (ruah), Esprit, souffle sur tous ces tués et qu'ils vivent !" (Ézéchiel 37, 9). Le terme que l'on traduit habituellement par "vents" est le pluriel du mot "esprit, souffle (ruah)". Comme nous l'avons noté, un perpétuel discernement est requis : l'esprit dont il est question est-il comme n'importe quel souffle qui croise parmi les hommes, ou bien, lors de la convocation des souffles et vents habituels, se démarque-t-il soudain pour s'affirmer dans sa spécificité qui n'est pas de ce monde17?

Dieu va donc enseigner à son prophète à parler à l'esprit ("Tu diras à l'adresse de l'Esprit…") et à lui demander d'opérer l'impossible ("qu'ils vivent"). Le prophète, "fils d'homme", comme Dieu l'appelle incessamment, devient donc celui par qui l'esprit agira. Ézéchiel a bien essayé, respectueusement, de renvoyer à Dieu l'énigme de cette situation ("Seigneur Dieu, c'est toi qui le sais !") ; mais Dieu n'en démord pas : c'est le prophète qui, en digne fils, s'adressera à l'esprit comme à une personne ("parle à l'adresse de l'esprit") pour lui demander ce que nul humain ne saurait accomplir : une résurrection.

Le prophète, plus que jamais, est signe18 : il signifie une réalité qui appartient en propre à Dieu. Il entre dans cette réalité, et elle n'est point statique. Sur l'ordre de Dieu, le prophète est conduit en un lieu et, là, il parlera à l'esprit de Dieu et le mettra à l'œuvre, si j'ose dire ainsi. Vision de Dieu dans la personne du prophète : un Dieu non pas statique, mais un Dieu dans lequel la parole va de l'un à l'autre et de cet autre à un autre encore. Le prophète, "fils", est agent de visibilité : Dieu lui parle et, lui, il parle à l'esprit. Cet ensemble de relations qui n'appartiennent qu'à Dieu (Ézéchiel le reconnaît d'emblée), nous est donné à contempler dans la chair et les évolutions du prophète pour que "quelque chose" de la vie divine nous soit manifesté.

Il y a dans la vie du prophète un long apprivoisement avec cette réalité divine qu'il est chargé de montrer. Dès sa première vision qui l'a conduit auprès du char divin et des Vivants, Ézéchiel a en effet reçu un "esprit" qui l'a remis debout et l'a fait tenir droit après son effondrement devant la grandeur de ce qu'il avait à contempler (Éz 2, 1-2). Ézéchiel : prophète "trinitaire" ?
 
Fils dans la Genèse
 

Ce que j'évoque ici, à partir d'Ézéchiel et de la littérature prophétique, me semble une cristallisation dans un texte donné de ce que la Bible exprime depuis son premier livre : un homme en situation de fils devant Dieu, mis en mouvement par un esprit venu de plus loin que lui, mais qui lui est néanmoins familier et personnel. Or, à bien des égards, la Genèse est déjà un livre où nous est donné à voir l'avènement d'un fils. Il faudrait en fait un livre pour développer ce que j'esquisserai ici en quelques lignes.
 
Les fils par deux
 
Je m'intéresserai d'abord à la figure du binôme. Dans l'enquête qui s'interroge sur les Deux issus du Père, l'un, comme le dira la théologie catholique, par monde de filiation, l'autre par mode de spiration, n'y a-t-il pas à explorer la réalité des deux, issus de même souche, qui constituent une réalité insistante depuis la Genèse ?

Les fils en effet y vont par deux : Caïn et Abel (Genèse 4), puis, après la mort d'Abel, Caïn et Seth (Genèse 4-5) ; Ismaël et Isaac (Genèse 16 et 21); Ésaü et Jacob (Genèse 25ss). La fratrie issue de Jacob est, elle, un groupe de douze garçons et d'une fille. Mais, à plusieurs reprises, les garçons vont par paires : de Rachel naissent deux fils : Joseph et Benjamin (Genèse 30, 22-24 et 35, 16-20) ; les servantes, que Jacob prend en plus de ses deux épouses, mettent aussi au monde deux fils chacune.

Depuis Abraham et Sara, à chaque génération, un problème de stérilité pèse de tout son poids. Abraham et sa femme n'auront un fils qu'âgés respectivement de cent et de quatre-vingt dix ans ! Isaac et Rébecca enfanteront leurs jumeaux après vingt ans de stérilité ; Rachel, la bien-aimée de Jacob, connaît une longue période de stérilité avant d'accoucher de Joseph, puis de Benjamin, cette accouchement lui coûtant la vie. Les enfants ne sont donc pas un dû ni le produit obligé d'une mécanique biologique. Si Dieu n'intervient pas dans l'engendrement, rien ne se passe. Chaque enfant dès lors est reçu comme venant de Dieu. Chaque fils, pourrait-on dire, est fils de Dieu. Sans Dieu, aucune postérité ne serait apparue dans la maison d'Abraham. La Genèse le souligne : la vie vient de plus loin que ce que les humains peuvent produire. Tout vient premièrement de Dieu : la naissance biologique d'un enfant manifeste une venue à l'être19 bien plus radicale, plus première. Dès lors, ces paires d'enfants, improbables et pourtant donnés, manifestent-ils "quelque chose" de Dieu, le Donateur de vie ?

Le premier binôme fraternel est constitué par Caïn, le premier-né, et son frère Abel. Le nom du premier signifie "Acquis", selon la parole de sa mère à sa naissance : "J'ai acquis (verbe qanah en hébreu) un homme avec Dieu" (Gn 4, 1). Le nom du second signifie : "haleine, souffle". Les deux issus d'une même origine qui s'avère être foncièrement Dieu sont un fils premier-né et un autre, son égal par l'origine, dont le nom évoque le souffle.

Je n'insinue pas que les binômes fraternels doivent être à toute force rapportés désormais à un fils et à un esprit. Je suggère que cette paire originelle met en présence deux réalités essentielles, par le biais de noms de chacun, qui devront peut-être être vérifiées dans les paires ultérieures. Mais, bien entendu, les deux frères sont aussi deux fils. Abel ne se résorbe pas dans une sorte de présence "spirituelle" : il est bien un fils, comme Caïn.  Les deux enfants d'Adam et d'Ève ne se partagent donc pas un symbolisme filial et spirituel, exclusifs l'un de l'autre. Ils témoignent tous deux de la vie de fils, venue de Dieu, et animée de manière contrastée. Les deux fils pourraient alors constituer autant de binômes contrastés : un fils "sans esprit" et un fils "avec". Ils nous renseigneraient sur ce qu'est le fait d'être fils, venu de Dieu, l'un accueillant l'esprit venu de Dieu, et l'autre le refusant.

Chez les jumeaux Ésaü et Jacob, Ésaü "méprise son droit d'aînesse" (Genèse 25, 34) et Jacob le prend par fraude, selon une formulation habituelle. Arrêtons-nous sur un passage de la scène célèbre par laquelle Jacob détourne à son profit la bénédiction de son vieux père aveugle, Isaac. Il a revêtu les habits de son frère aîné Ésaü et se fait passer pour lui. Isaac fait s'approcher son fils Jacob afin qu'il l'embrasse et, alors que Jacob l'accole, "il sentit l'odeur de ses vêtements" (Genèse 27, 27). Le verbe "sentir" et le substantif "odeur" appartiennent tous à la même famille que ruah, "esprit". Isaac aspire "l'esprit" qui se dégage de Jacob. Doit-on dire qu'il ne s'agit que de l'odeur caractéristique dégagée des habits d'Ésaü, l'homme des champs, et qu'il n'y a pas lieu d'en tirer des conclusions métaphysiques ? Peut-être. Il faut néanmoins s'interroger sur cette grande mise en scène du long chapitre 27 : pourquoi nous présenter cet épisode avec un luxe de détails, sachant que Jacob a de toute manière déjà pris le droit d'aînesse de son frère ? À mon avis, se jouent dans cette mise en scène bien des aspects de la vie fraternelles qui disent plus qu'un simple stratagème un peu roublard. Le fils qui prend la place d'un autre20. Chez les jumeaux Ésaü et Jacob, Ésaü est l'aîné et Jacob est second. Tout se passe comme si la réalité fraternelle, dispersée sur deux frères, était comme ré-agencée par Jacob : de second il devient aîné, de "dépossédé" il devient l'héritier et le béni. Il faut qu'il prenne aussi sur lui "l'esprit", entendons "l'odeur", qui le qualifie comme ce fils de la promesse. Nous ne sommes pas placés dans l'allégorie pure et simple par ces textes concrets, mais — c'est l'hypothèse que je formule sans l'étayer davantage ici — dans une sorte de manifestation charnelle de Dieu. Les deux fils concourent à révéler une figure de fils, par contraste et par "superposition". Le "vrai" fils tient de l'un et de l'autre, donnant son "esprit" à l'autre pour qu'il soit accompli21.
 
Joseph : le fils mort n’est pas mort.
 
Dans cette optique, un des personnages marquant dans la Genèse est Joseph dont l'histoire occupe plus du dernier quart de ce livre. Joseph, on le sait, vit d'une vie intense dont il fait part à ses frères, juste assez pour augmenter leur haine contre lui (Genèse 37, 5-11). Ses frères veulent le tuer ; ils finissent par le vendre comme esclave, mais le font passer pour mort auprès de leur père. Sa tunique ensanglantée, maculée par leurs soins du sang d'un bouc, conduit en effet Jacob, le vieux père, à conclure que Joseph a été tué par une bête féroce (Genèse 37, 31-35). Mais le fils que l'on dit mort n'est pas mort. Il fait son chemin en Égypte et retrouvera un jour ses frères.

Ce thème du fils donné pour mort et qui n'est pas aussi mort qu'on le dit parcourt tout le livre de la Genèse : Abel, tué par Caïn, s'exprime post mortem. Aux dires mêmes de Dieu, son sang crie jusqu'au ciel (Genèse 4, 10). Ismaël qui devait mourir de soif au désert est finalement ravitaillé en eau : un ange ouvre les yeux de sa mère ; celle-ci voit un puits et abreuve son fils (Genèse 21). Au chapitre suivant, Isaac doit être offert à Dieu sur le Mont Morriya. Alors que son père s'apprête à l'égorger, un ange arrête le bras (Genèse 22). Comme le dit le verset conclusif de cet épisode : "Abraham appela cet endroit du nom de YHWH-Yireh ("Le Seigneur verra"), d'où l'on dit aujourd'hui : Sur la montagne du Seigneur, il sera vu" (Genèse 22, 14). La Septante, qui traduit en grec le texte de la Genèse au 3ème siècle avant notre ère, découpe la phrase autrement et donne comme finale de cette phrase : "Sur la montagne, le Seigneur s'est fait voir". Or qu'avons-nous vu sur la montagne ? Un père et son fils, le fils devait mourir et n'est pas mort. Est-ce cette réalité que désigne "le Seigneur sera vu" ? Un père et un fils plus puissant que la mort ?
 
Joseph s'inscrit donc dans une série de fils qui traversent la mort annoncée. La mise en scène de ses frères pour le faire passer pour mort (le sang d'un bouc sur la tunique), toute perverse qu'elle soit, rappelle la scène du sacrifice d'Isaac : un bélier finalement mis à la place du fils et offert à Dieu (Genèse 22).

Joseph passe donc au travers de la volonté de mort de ses frères, il traverse aussi la calomnie qui le conduit en prison (Genèse 39-40). Il se retrouve un jour devant Pharaon pour interpréter les songes de ce dernier. Joseph ne se dit pas interprète des songes, car, affirme-t-il : "Ce n'est pas moi, c'est Dieu qui donnera une réponse favorable à Pharaon" (Genèse 41, 16). Quand il a, au nom de Dieu, donné son sens aux rêves du roi d'Égypte, celui-ci s'écrie devant son entourage : "Pourrions-nous trouver un homme comme celui-ci, qui a en lui l'esprit de Dieu ?" (Genèse 41, 38). Et Joseph de devenir vizir de l'Égypte, juste au-dessous de Pharaon.
 
Joseph, fils de Dieu ?
 
Par sa politique avisée, il met de côté une part des récoltes annuelles et peut ainsi répandre ses largesses de nourriture lors des années de famine. Ses frères viennent chercher cette provende inattendue, se retrouvent devant Joseph qui se fait finalement reconnaître d'eux. La lecture que Joseph fait de son histoire mérite d'être entendue. Par trois fois, il répète à ses frères que c'est Dieu qui l'a envoyé en Égypte au devant d'eux "pour procurer la vie" (Genèse 45, 3-8). Or, le seul qui ait jamais envoyé Joseph, c'est Jacob, son père, qui lui demanda jadis d'aller trouver ses frères aux champs ; c'est en rencontrant alors ses frères que toute l'aventure de Joseph commença. Le verbe "envoyer", deux fois mentionné pour signaler l'importance de la mission que Jacob confie à son fils (Genèse 37, 13-14), trouve en Genèse 45 la plénitude de son sens. Dans le geste du père qui envoyait son fils, c'était, au dire de Joseph, Dieu lui-même qui l'envoyait vers un destin de vie. Joseph comme "fils de Dieu" ? C'est en filigrane ce que suggère la fin de la Genèse.

Notons que parmi ses toutes dernières paroles à ses frères, à la fin du livre, Joseph dit : "Vous aviez, vous, médité le mal contre moi, Dieu a médité d'en faire du bien, afin d'accomplir ce qui arrive aujourd'hui : garder en vie un peuple nombreux" (Genèse 50, 20). Le Joseph de la fin est donc un fils d'Adam qui a acquis la connaissance du bien et du mal, non par un accaparement tortueux (cf. Genèse 3), mais en allant son chemin avec Dieu en vue de la vie de tous. Il a de plus été béni par son père avant que ce dernier ne meure. Voici la fin de cette bénédiction dont l'ensemble constitue un morceau magnifique :  "Bénédictions des cieux en haut, bénédictions de l'abîme accroupi en bas, bénédictions des mamelles et du sein !  Les bénédictions de ton père surpassent les bénédictions de ceux qui m'ont conçu, jusqu'au désir des collines antiques. Qu'elles soient sur la tête de Joseph, sur le crâne du consacré d'entre ses frères" (Genèse 49, 25-26). Dans ce passage de la fin de la Genèse, les mots du commencement sont repris : les cieux en haut, l'abîme en bas (cf. Genèse 1, 1-2). Tous les grands lieux de la création font converger sur Joseph le meilleur qu'ils puissent donner. Le cosmos évoqué en Genèse 1 est donc ressaisi autour de la personne de Joseph ; ce qui lui donne un sens maintenant, c'est la personne de ce fils.

Fils d'un père qui est peut-être Dieu, envoyé en tout cas par Dieu pour procurer la vie à une multitude, Joseph a reçu l'esprit du Seigneur qui lui donne une intelligence vivifiante. En Adam accompli, il donne son enseignement sur le bien et le mal qu'il a appris à connaître dans la lumière de Dieu, et il voit le monde prendre sens autour de sa personne. Un Joseph christologique ? Une vision trinitaire ? A suivre.
 
Conclusion
 
Il  y aurait encore beaucoup à dire. J'ai quant à moi travaillé sur la personne des messies dans les livres de Samuel : concernant Saül, puis David, tout ce que nous venons de dire me semble à la fois se cristalliser et se déployer. Mais il faudrait aussi parler de la Sagesse dans les Proverbes et de l'esprit qui bouillonne en elle (Proverbes 1, 23), et de bien d'autres réalités encore !

Le visage de Dieu dans l'Ancien Testament n'a pas fini d'étonner. Il configure toute réalité. C'est pourquoi des personnages qui peuvent paraître insatisfaisants, comme Saül, sont en fait dignes d'être envisagés. Même si Saül n'assume pas les situations qu'il vit, du moins s'y trouve-t-il placé, et, d'une certaine manière, cela suffit : il n'est que de le regarder pour voir dans quelles circonstances un messie est convoqué et ce qu’il montre alors d’un Dieu Père qui lui envoie son esprit.
 
Philippe Lefebvre 06 11

 
* Cet article,  ici légèrement remanié,  est déjà paru dans La Règle d'Abraham, n° 28, 2009.

1.  On se reportera aux deux retournements de Marie de Magdala en Jean 20, 14-16 devant Jésus ressuscité, qu’elle regarde, à proprement parler, à deux fois.

2.  Vers la fin du psaume 62, on lit : "Une fois le Seigneur a parlé et deux fois j'ai entendu". En fait, quand le psalmiste dit ce qu’il a entendu, cela fait trois choses (psaume 62, 12-13) !

3.  Dans l’évangile de Marc tout spécialement, Jésus impose presque toujours à ceux qui ont vu ses œuvres ou compris qui il est de n’en rien dire. On parle à ce propos de "secret messianique". Il s’agit pour le Christ de briser les engrenages de la « communication », de l’"information". On ne transmet que ce que l’on vit soi-même dans la chair, que ce qui a commencé par ébranler l’être et qui l’a remodelé autrement. L’exemple le plus frappant est celui de la résurrection : les femmes "ne dirent rien à personne, car elles avaient peur" (Marc 16, 8). Excellentes dispositions dans la perspective de Marc ! Voir Philippe LEFEBVRE, "Elles ne dirent rien à personne".

4.  Voir mon petit livre d’introduction( repris dans un plus gros cité à la fin de cet article)  : Saül, le fils envoyé par son père. Lecture de 1 Samuel 9, coll. Connaître la Bible n° 13, Lumen Vitae, Bruxelles, 1999.

5.  Il est à remarquer que la lecture trinitaire de ce passage n'est pas la plus ancienne dans le christianisme. Au 2ème siècle, chez Justin (Dialogue avec Tryphon 56-59) l'interprétation est christologique : c'est le Christ qui apparaît à Abraham, entouré de deux anges. On trouve là l'antique doctrine des manifestations du Verbe avant son incarnation qu'Irénée de Lyon développera.  

6.  Ce mouvement d’égalisation d’un père et d’un fils constitue en fait un dossier bien documenté dans la Bible qui, à ma connaissance, n’a pas fait l’objet d’étude particulière. Un des derniers éléments de ce dossier est le début de l’évangile de  Matthieu où Joseph n’est connu que comme "fils de David" (Matthieu 1, 20), ce qui est aussi le titre de Jésus, déjà dans le même chapitre : Matthieu 1, 1 (titre de l’évangile). Voir Philippe LEFBVRE, La Vierge au Livre. Marie et l’Ancien Testament, Cerf, 2004, p. 91-106 (dans la troisième partie : "Marie, l'époux, les fils").

7.  Comme en 1 Samuel 9 pour les débuts du messie Saül, les débuts du messie David en 1 Samuel 16 sont construits sur une attente : Saül erre trois jours dans les campagnes d’Israël avant d’aboutir chez Samuel comme Dieu l’avait prévu ; tous les fils de Jessé ont défilé devant Samuel, sauf David qu’il faut faire venir des champs. Saül apparaît dans un contexte de repas qui suit un sacrifice, on trouve le même contexte pour l'accueil David, etc.

8.  Les étapes mentionnées ici (pain partagé, tombeau paradoxal et esprit répandu) ne sont pas dans le même ordre que celles que Saül connaît. Mais les étapes de Saül reprennent déjà dans un ordre différent celles de Jacob revenant en terre Promise. Il n'est pas question dans ces chapitres d'un itinéraire obligé, mais de jalons, placés dans des agencements variables, qui proposent en tout cas toujours les mêmes types d'enjeux (naissance, nourriture, vie venue de plus loin, transformation de l'être…).

9. "Au cosmos tout entier" dit exactement le texte. Ainsi donc, au cosmos dans son entier rempli de la bonne nouvelle (Mc 14, 9) correspond la vie "tout entière" donnée de Mc 12, 44.

10.  S'il y a un ésotérisme biblique, alors il me semble bien représenté dans ces types de textes : les humbles de la terre, que l'on ignore dans les textes comme on les ignore dans la vie courante, sont choisis comme agents de la manifestation divine. Dieu est le premier pauvre : celui qui parle sans qu'on l'entende, celui qui agit sans qu'on le voie, celui qui vit sans susciter d'intérêt. Ses manifestations essentielles sont comme cachées dans la personne "de ceux qui ne sont rien" comme dira s. Paul.

11.  Voir sur ce sujet Philippe LEFEBVRE et Viviane de MONTALEMBERT, Un homme, une femme et Dieu. Pour une théologie biblique de l'identité sexuée, Paris, Cerf, 2007, en particulier 5ème partie, chapitre 1 : "Le tourment du Père" (p. 365-383, plus particulièrement p. 374-375).

12.  Voir par exemple Albert DE PURY (éd.), Le Pentateuque en question. Les origines et la composition des cinq premiers livres de la Bible à la lumière des recherches récentes, Le Monde de la Bible 19, Genève, Labor et Fides, 1991. Pierre HAUDEBERT (édité par), Le Pentateuque. Débats et recherches, coll. Lectio Divina 151, Paris, Cerf, 1992. Jean-Louis SKA, Introduction à la lecture du Pentateuque. Clés pour l'interprétation des cinq premiers livres de la Bible, éditions Lessius, 2000.

13.  Voir par exemple tout récemment Joëlle FERRY, Isaïe. "Comme les mots d'un livre scellé…",, Lectio divina 221, Paris, Cerf, 2008.

14.  Il faut reconnaître que, dans ce texte, il n'est pas question d'anges à proprement parler, mais d'une catégorie d'entre eux, celle des séraphins.

15.  Il faudrait bien sûr étudier d'autres personnalités de prophètes, et, comme on l'a dit, certains personnages qui ne sont pas prophètes ou pas appelés tels, comme Moïse (une appellation par "prophète" pour Moïse dans le texte tardif qui évoque sa  mort : Deutéronome 34, 10). Pour étudier un beau personnage de prophète en situation de fils devant une femme qui renvoie à un Dieu Père, voir 1 Rois 17 : Élie chez la veuve de Sarepta (cf. Lefebvre, Montalembert, op. cit., p. 204-211)

16.  L'apôtre Paul, selon le même effet, parle de l'Esprit et de notre esprit en des versets où les deux réalités sont imbriquées : il s'agit d'entendre la parenté profonde entre les deux. L'esprit n'est vraiment activé que par l'Esprit (cf. Romains 8, 14-16)

17.  Même type d'effet en Jean 3, 8. Jésus parle de l'Esprit et dit "l'esprit souffle où il veut". Pour certains commentateurs, il s'agit d'une "simple" comparaison avec le vent (le mot pneuma en grec, comme ruah en hébreu peut désigner un souffle d'air et l'esprit du Seigneur) ; pour d'autres, il s'agit bien là de l'Esprit Saint. Le fait qu'il y ait discussion manifeste en fait que le texte demande un discernement : l'Esprit Saint est à reconnaître parmi tous les "esprits" qui vagabondent en ce monde.

18.  Voir Ezéchiel 4, 3.

19.  L'expression "venue à l'être" traduit le mot grec "genèse".

20.  Seth est "attribué" à ses parents "à la place d'Abel" : Genèse 4, 25 ; Ismaël manque de mourir (Genèse 21) avant que la même menace pèse sur Isaac dont un bélier prend la place lors du sacrifice (Genèse 22)…

21. Ce thème de l'accomplissement serait à étudier plus particulièrement dans cette histoire. Le mot "jumeau" en hébreu (tômim) est proche de la racine tam qui signifie "complet, intègre". Cette dernière racine fournit un adjectif qui sert à désigner Jacob : c'était un homme tam ("intègre", "complet" ?). En tout cas, en l'espace de trois versets (Genèse 25, 24-27), tômim (v. 24 : les jumeaux naissent) et tam (v. 27 : qualification de Jacob) jouent l'un avec l'autre. Jacob est-il la synthèse des jumeaux ? Peut-il être complet en étant seul ? Faut-il qu'il emprunte "l'esprit" de son frère ?
 
ÉLÉMENTS DE BIBLIOGRAPHIE
 
DURAND Emmanuel, La Périchorèse des personnes divines : Immanence mutuelle, réciprocité et communion, préf. Vincent Holzer, Cogitatio fidei 243, Ed. du Cerf, Paris, 2005.
 
Le Père, Alpha et Oméga de la vie trinitaire, Cogitatio fidei 267, Ed. du Cerf, Paris, 2008.
 
DURAND Emmanuel, HOLZER Vincent (dir.), Les Sources du renouveau de la théologie trinitaire au XXe siècle, Cogitatio fidei 266, Ed. du Cerf, Paris, 2008.
 
EMERY Gilles, La Trinité. Introduction théologique à la doctrine catholique sur Dieu Trinité, Ed. du Cerf, Paris, 2009.
 
La Trinité créatrice. Trinité et création dans les commentaires aux Sentences de Thomas d'Aquin et de ses précurseurs Albert le Grand et Bonaventure, Librairie philosophique, J. Vrin, Paris, 1995.
 
LEFEBVRE Philippe, Livres de Samuel et récits de résurrection. Le messie ressuscité "selon les Écritures", coll. Lectio Divina 196, Cerf, 2004.
 
"Le corps des messies dans les Livres de Samuel" in P. GISEL (éd.), Le corps, lieu de ce qui nous arrive. Approches anthropologiques, philosophiques, théologiques, Actes d'un 3è cycle de théologie systématique, Lieux théologiques n° 38, Labor et Fides, p. 103-122.
 
La Bible d’Alexandrie (sous la direction de Marguerite HARL et de son équipe), 16 volumes parus à ce jour (1986-2009), traduction en français des livres bibliques dans la version grecque de la Septante. Notes abondantes montrant les disparités en grec et hébreu, les choix lexicaux et un choix de commentaires juifs et chrétiens anciens.

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