À Propos


Philippe Lefebvre

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L'entrée du Christ à Jérusalem.
Lumières de l'Ancien Testament
*

Dans le texte hébreu de la Bible tel qu'il est édité depuis le moyen-âge, on trouve beaucoup de notes intégrées dans les lignes et dans les marges. Certaines notes indiquent que l'on écrit un mot de telle façon, mais que, à la lecture, il faut prononcer autrement : on appelle cela le ketîb et le qéré, "ce qui est écrit" et "ce qui est proclamé". Il existe un petit groupe de mots qui sont systématiquement notés d'une façon et prononcés d'une autre : ce sont des "qéré perpétuels". Parmi cette poignée de mots, figure le nom Jérusalem. On écrit toujours Yéroushalem, et il faut chaque fois proférer Yéroushalayim. La forme pour l'oral, Yéroushalayim, est un duel, c'est-à-dire une sorte de pluriel limité à deux réalités. Voyant écrit qu'il n'y a qu'une seule Jérusalem, faites entendre,quand vous procédez à la lecture publique, qu'il y a en a deux. Cette attention permanente pour le nom est inspirée par la réalité qu'il évoque. Voyant Jérusalem, regardez-y perpétuellement à deux fois. Il y a Jérusalem et Jérusalem1.

Jérusalem : regarder à deux fois


Dans cette ville, vous verrez par exemple un homme cloué sur une croix : il n'est pas obligatoirement un raté de l'histoire dont nul ne se souviendra plus. C'est même l'inverse qui est vrai, à y bien regarder. Quand Jésus entre à Jérusalem, il demande plus que jamais aux siens de se mettre en situation d'éveil, afin de percevoir dans ce lieu quelle réalité se joue. Les récits de son entrée dans la ville sont eux-mêmes des exercices du regard. Ils évoquent d'autres pages, dans l'Ancien Testament, qui ont mentionné Jérusalem, ses rois, leurs entrées dans la cité. Cela fait longtemps que des images, des scènes, des formes affleurent, se remodèlent,insistent. L'entrée de Jésus à Jérusalem est une réitération de ce qui déjà a été donné à voir. "Amen, amen" dit Jésus lorsqu'il entre dans la cité (Jean 12, 24), parlant ainsi la langue redondante de Yéroushalayim. Contemplons donc l'entrée du roi dans sa ville : apprenons à admirer avec quelle nouveauté il rejoue des scénarios déjà vu, avec quelle densité il nous enseigne à découvrir le double-fond des mots et des choses. "Une fois Dieu a parlé, deux fois j'ai entendu" (psaume 62, 12).

Les quatre évangiles mettent en scène l'entrée de Jésus à Jérusalem. Chacun le fait à sa manière, tant il est vrai qu'un seul regard ne suffit pas. Jésus a déjà fréquenté la ville, mais ce que nous appelons son Entrée marque une arrivée officielle, même si les formes en sont modestes. Les princes d'Europe faisaient autrefois de "joyeuses entrées" dans certaines villes : peut-être avaient-ils déjà résidé dans ces cités, mais leur entrée solennelle inaugurait un temps nouveau. Que la ville ait été être libérée d'un joug étranger ou qu'elle fût le théâtre d'un mariage royal, l'entrée marquait une aube nouvelle, un recommencement. Cette pratique de la joyeuse entrée est présente dans la Bible. Isaïe en a fait retentir l'annonce : le Seigneur est roi, il "revient à Sion" et des messagers "annoncent la bonne nouvelle" de sa venue imminente (Isaïe 52, 7-8)2.

Suspense concernant Jérusalem

Jérusalem dans l'Ancien Testament n'est pas une ville qui va de soi depuis toujours. Le nom n'est jamais mentionné tel quel dans le Pentateuque. Il apparaît progressivement dans les "livres historiques", d'une manière très étudiée, sous mode de suspense. La ville existe depuis fort longtemps, elle ne pose aucun problème de localisation, pourtant elle continue dans la Bible à faire l'objet d'une quête : de quoi parle-t-on quand on mentionne Jérusalem ? Il en va de même de bien des lieux bibliques : ils sont localisables, on y fait des fouilles, on en suit la trace à travers l'espace et le temps ; pourtant, ce que ces lieux ont à nous dire, par leur géographie et leur stratigraphie, ne se confond pas entièrement avec elles.

Melchisédeq, roi de Salem

Traditionnellement, on lit une mention voilée de la cité dans la Genèse. Abraham, arrivé depuis peu dans la terre où Dieu l'a envoyé, est pris au milieu d'une tourmente guerrière : une coalition de rois orientaux vient combattre un groupe de rois du district du Jourdain. Ils emmènent des prisonniers, en particulier Lot, le neveu d'Abraham. Le vieil homme recrute alors une escouade, libère les otages et rapporte du butin qu'ils avaient emportés. De retour de cette expédition où il a risqué sa vie, il est accueilli par Melchisédeq (Genèse 14, 18-20).

Le passage, très bref, est tellement substantiel qu'il faudrait une étude particulière pour rendre compte de toutes ses harmoniques. Melchisédeq est dit prêtre du Dieu Très Haut et roi de Salem. Ce dernier nom passe pour une forme abrégée de Jérusalem qui serait ainsi évoquée discrètement3. En fait, rien ne permet de conclure de manière absolue. La Bible n'hésite pas à dire clairement ce qui semble déjà une évidence; dès lors, tout ce qui n'est pas clairement précisé n'a pas un caractère d'évidence. Si l'on avait voulu dire sans détours que Melchisédeq était roi de Jérusalem, on aurait écrit ce dernier nom en toutes lettres. Si l'on mentionne Salem, on brouille un peu les pistes. Jérusalem d'emblée échappe : c'est elle, ou peut-être pas, ou peut-être pas celle que l'on croit. Il faut donc y regarder à deux fois !

(Jéru)Salem : cité réelle

Melchisédeq est roi, son nom même le dit : "Roi de Justice". Ce chapitre 14 de la Genèse propose la première occurrence du mot roi dans la Bible. Ce terme désigne d'abord la poignée de souverains qui se combattent en une guerre sans merci. Un roi est-il un tyran qui ne sait que prendre ou que rendre quand un plus fort l'y contraint ? On le dirait bien. Pourtant, quand Melchisédeq, roi de Salem, apparaît, il donne un tout autre contenu à ce terme. Il n'appartient pas aux ligues de belligérants ; il n'a à la bouche que bénédiction : "Béni soit Abram par le Dieu Très Haut qui possède le ciel et la terre ! Béni soit le Dieu Très Haut qui a livré tes adversaires entre tes mains" (Genèse 14, 19-20). Au temps où le Seigneur avait proposé à Abraham de partir de son pays, il lui avait promis de le bénir et de bénir en lui "toutes les familles de la terre" (Genèse 12). Cette promesse devient effective par la bouche de Melchisédeq. Alors que tous les rois cherchent à accaparer les êtres, les terres, les choses, Melchisédeq rappelle que la terre comme le ciel sont la propriété du Dieu Très Haut : les rois n'ont pas la haute main sur tout ni sur tous. Melchisédeq, contrairement à eux, ne s'attribue rien, mais il donne ; le pain et le vin qu'il apporte sont des fruits de la terre de Canaan qu'Abraham reçoit comme un hommage.

Ce roi prêtre de Salem offre donc une image de la royauté, qui se démarque totalement des monarques d'alentour. Venu de sa cité mystérieuse, qui semble pourtant du terroir, il est, avec Abraham, le seul personnage "réel" de ce passage. Les campagnes des rois n'amènent que bruit, fureur et confusion. Seul Melchisédeq parle et Abraham après lui reprendra ses paroles (Genèse 14, 22). C'est comme si l'histoire récusait la folie meurtrière et chaotique des sempiternelles affrontements guerriers pour ne garder de cette période agitée qu'une seule image, lestée d'un poids d'authenticité : celle de ce roi bénisseur et donateur qui trouve en Abraham l'interlocuteur digne du registre où il se tient4.

Comment entrer dans la cité du roi ?

Le visage royal qu'a laissé entrevoir Melchisédeq et la cité mystérieuse d'où il était sorti continueront à hanter le texte biblique. Où retrouver un tel roi ? Où découvrir sa capitale ? Comment pénétrer en cette cité où le don, la bénédiction, le pain et le vin partagés fondent la réalité de la vie ?

Le nom Jérusalem n'apparaît qu'en Josué 10. Les Hébreux avancent en terre Promise. Ils se heurtent à la résistance de cinq rois locaux. Leur leader est Adonisédeq, roi de Jérusalem. Son nom, très semblable à celui de Melchisédeq, signifie : "Seigneur de Justice". Il se manifeste comme un double inversé de Melchisédeq : il porte presque le même nom, règne peut-être dans la même cité, et pourtant il se conduit comme les souverains dont Melchisédeq se différenciait. On ne le voit qu'en coalition avec ses collègues royaux et il ne cède rien aux descendants d'Abraham. Adonisédeq et sa ligue seront finalement vaincus. Un discernement s'impose désormais (Jérusalem mérite décidément qu'on la regarde à deux fois) : aspire-t-on à la (Jéru)salem de Melchisédeq ou à celle d'Adonisédeq ? Il y a ville et ville, comme il y a roi et roi. Entrer à Jérusalem pour Jésus est aussi entrer en lice. Qui s'y trouve roi en effet : Jésus ou Hérode , Jésus ou César ? Qui est l'Oint du Seigneur : Jésus ou le grand-prêtre ? Qui délivrera-t-on de la geôle : Jésus, le Fils du Père, ou Barabbas dont le nom signifie Fils du Père ?

Le livre des Juges est inauguré par une image royale : Adonibézeq. Son nom consonne avec Adonisédeq, au point que certains commentateurs voient une seule et même personne désignée par ces deux noms. Cet Adonibézeq n'est pas positivement qualifié de roi, mais sa stature de chef de guerre et ses propos qui mentionnent des rois comme ses égaux l'assimilent à un souverain de Canaan5. Comme son prédécesseur, il résiste à Israël et meurt misérablement à Jérusalem (Juges 1, 1-7).

De Melchisédeq à Adonisédeq, puis à Adonibézeq, de Salem à Jérusalem, l'enquête suit son cours. Lorsque Davidentrera dans la cité en vainqueur et qu'il y fera entrer l'arche d'alliance, il donnera une première résolution à la recherche ; on perçoit enfin en lui un roi "selon le cœur de Dieu" (1 Samuel 13), de la trempe de Melchisédeq, siégeant enfin dans une Jérusalem agréée. L'entrée de Jésus se situe dans cette vaste dynamique qui charrie un passé jamais oublié. Jésus renoue avec la lignée de David, mais d'abord avec le premier roi en date : Melchisédeq. En entrant dans la ville, en y partageant plus tard le pain et le vin, il désigne enfin la "Cité du Grand Roi" (psaume 48, 3).

De Jéricho à Jérusalem

L'entrée à Jérusalem s'inscrit dans le grand déploiement des itinéraires de Jésus. Les synoptiques le soulignent, Luc particulièrement : c'est de Jéricho que Jésus est parti pour "monter à Jérusalem". Cette ultime étape qu'est Jéricho est elle-même, presque au sens propre, un retour aux sources pour Jésus : il a fréquenté la région, au début de sa mission, quand il fut plongé dans les eaux du Jourdain. Jean-Baptiste officiait alors et des foules venaient vers lui,certains candidats au baptême ayant parcouru la bonne vingtaine de kilomètres qui séparent Jérusalem des bords du Jourdain dans le secteur de Jéricho. Cette cité et son district conservent la fonction qu'elles ont eue dès l'Ancien Testament : marquer un point de départ.

"Notre marche prend fin devant tes portes, Jérusalem" (psaume 122, 2)


Quand le peuple d'Israël est entré en terre Promise, il a pris pied au Guilgal, après avoir traversé le Jourdain ; la ville toute proche à laquelle les Hébreux durent alors se confronter fut Jéricho. Depuis cette première ville investie par eux, depuis le Guilgal tout proche6, les Hébreux entrèrent dans le pays que Dieu leur donnait. La dernière cité dont ils se rendirent maîtres fut, des siècles plus tard, Jérusalem7. David s'empara en effet cette cité, présentée comme une enclave résistant à Israël. De Jéricho à Jérusalem, c'est donc le parcours fait par son peuple que Jésus reprend pour sa part. Bien avant lui, David, son ancêtre, fut amené à parcourir ce même trajet. Ayant fui au moment du coup d'état de son fils Absalom, David revint après la mort du rebelle. Il passa le Jourdain avec ses hommes au Guilgal (2 Samuel 19, 16 et 41) et remonta à Jérusalem, afin de reprendre possession de son trône8 et de retrouver les fidèles qu'il avait laissés dans la ville. Quand il sort de Jéricho et "parce qu'il était près de Jérusalem" (Luc 19, 11), Jésus raconte une parabole sur un homme de haute naissance, investi de la royauté, qui part, puis revient chez lui et demande aux siens des comptes. Ce récit complexe s'inspire de bien des éléments de l'histoire de David9. C'est donc consciemment que Jésus fait ce chemin qui le solidarise au peuple d'Israël et au messie David. De même que le roi David avait accompli le destin de son peuple en prenant Jérusalem, de même Jésus entrant dans la cité vient achever

Conquérir sans conquête

En choisissant d'entrer humblement, sur une monture modeste, Jésus privilégie de ces textes de conquête ce qui est paradoxal dans la conquête : non pas l'invasion tonitruante et organisée, mais les aspects imprévus, démunis, dont elle est aussi pétrie. On se souvient que la première page du Livre de Josué nous fait entendre la parole de Dieu au successeur de Moïse : "C'est toi qui vas donner à ce peuple, comme héritage, le pays que j'ai juré à leurs pères de leur donner. Seulement, sois fort et très courageux pour veiller à mettre en pratique toute la loi de Moïse (…). Ce livre de la Loi ne s'éloignera pas de ta bouche" (Josué 1, 7-8). Et Josué de préparer le peuple en lui envoyant, non pas des officiers, mais des scribes. Ce n'est donc pas la force armée qui est première dans cette fameuse conquête, mais bien la Loi, dite par Dieu, transmise à Moïse ; l'organisation ne dépend pas d'une logistique militaire, mais des spécialistes en verbe divin . Si l'on trouve ensuite effectivement des scènes de combats guerriers, elles sont croisées et critiquées par ces autres moments où priment l'écoute de la Parole et l'action inattendue de Dieu. Les murailles de Jéricho tombent non par l'utilisation d'armes de destruction massive, mais après une semaine de procession, arche d'alliance en tête, autour de la cité.

Jésus, venant de Jéricho à Jérusalem, se place donc sous le signe de la Parole qui protège et agit, qui qualifie "ceux qui l'écoutent et la mettent en pratique". Nous verrons que, juché sur une ânesse et/ou un ânon, il reprend de la tradition des messies les faits les plus infimes. Sans déroger à la dignité de roi qui lui est mystérieusement reconnue par la voix de ses disciples, il montre de cette royauté un visage traditionnel, mais pas toujours mis en valeur : celui du chef glorieux et démuni.

Itinéraires messianiques

Les trajets dans la Bible parlent du temps. La géographie sert souvent à raconter l'histoire. Montant de Jéricho à Jérusalem, le Christ récapitule le chemin de son peuple qu'un autre messie avant lui, David, s'est déjà incorporé. En marchant, la chair engrange une mémoire et elle la manifeste. Tous les parcours de Jésus sont pleins de sens, qu'ils soient volontaires ou pas (ses parents décident des voyages quand il est petit, ses juges décident de son chemin de croix) ; c'est que toute voie frayée par des humains mérite d'être empruntée à nouveau frais.

Trajets du peuple, trajets du messie

Les parcours de David reprennent les parcours de son peuple : il vit à Hébron ou séjourne en Philistie comme Abraham, il passe le Jourdain, comme le firent Josué et le peuple, et monte vers Jérusalem recouvrer son pouvoir. Un itinéraire prend vraiment sens quand le destin personnel épouse en quelque manière celui du peuple auquel on appartient. Selon cette perspective, les évangélistes ont soin de nous dire que les parcours de Jésus structurent son histoire personnelle et, ce faisant, retrouvent les mille tours et détours de ceux qui l'ont précédé. Entrant à Jérusalem, Jésus accomplit tout à la fois sa destinée que toutes ses allées et venues depuis sa naissance annoncent et préparent ; il ressaisit du même mouvement la démarche d'Israël, s'étendant sur plusieurs siècles, qui va du désert jusqu'à Jérusalem.

L'entrée à Jérusalem est anticipée. Jésus est comme attiré immédiatement vers cette ville dans laquelle il entrera un jour pour accomplir l'ultime étape de sa trajectoire10. Luc 2 nous dit que, dès son enfance, il fut présenté au temple ; Joseph et Marie y vinrent ensuite chaque année pour la Pâque, amenant leur enfant ; quand Jésus eut douze ans, il demeura au temple sans les prévenir. Avant d'entrer dans la ville sainte, il y est entré11. Quand Jésus annonce qu'il s'y rendra un jour et qu'il y mourra, tant il est vrai qu' "un prophète ne peut mourir hors de Jérusalem" (Luc 13, 33), il parle d'une réalité qui a marqué ses premiers jours. Présenté au temple, il y fut acceuilli, lui et ses parents, par la vieille Anne ; celle-ci, de la tribu galiléenne d'Asher, était une prophétesse. Une femme prophète qui vit la dernière partie de sa vie à Jérusalem : telle est l'annonce incarnée de la mission de Jésus, le Galiléen, et de son aboutissement12.

Matthieu cite Jérusalem dès le récit de naissance de Jésus, en une prophétie involontaire (Matthieu 2, 1-12). Les mages en effet arrivent d'Orient et cherchent à Jérusalem "le roi des Juifs" qui y est né. Ils sont renvoyés à Bethléem. Mais leur méprise n'en est pas une : l'enfant qu'ils trouvent à Bethléem sera bien désigné un jourcomme roi à Jérusalem. Avec une trentaine d'années d'avance, ils annoncent ce que l'étoile disait : Jérusalem sera le siège de ce roi mystérieux et davantage un lieu de naissance, où une vie nouvelle est inaugurée, qu'un lieu de mort. Ces mages nous remettent aussi sur la piste de David, le Bethléémite, qui un jour s'emparera de Jérusalem et y établira son trône.

L'entrée avant l'entrée

De la même manière, l'entrée à Jérusalem est anticipée dans les récits qui concernent David. Celui-ci, on l'a rappelé, ne se rendra maître de la cité qu'assez tardivement dans son cursus d'Oint du Seigneur. La ville est si sûre de sa force que les habitants haranguent David en ces termes : "Tu n'entreras pas ici, car même les aveugles et les boiteux te repousseront" (2 Samuel 5, 6). Pourtant il prend la ville ; le texte est à ce propos étonnamment elliptique : une phrase suffit13 ! Mais, bien longtemps auparavant, David est entré dans la cité. Il est alors un tout jeune homme,berger pour le compte de son père. Venu sur le front de l'armée de Saül afin d'y ravitailler ses frères, il se porte volontaire pour combattre Goliath que personne ne veut affronter. Vainqueur du champion philistin d'un coup de fronde, il monte sur le corps effondré du géant, lui soutire son épée et le décapite. Alors "David prit la tête du Philistin et l'apporta à Jérusalem" (1 Samuel 17, 54).
On ne parvient pas à rendre compte de cette indication : David n'entrera dans la cité, jusque-là fermée aux Israélites, que deux ou trois décennies plus tard. Que le texte produise un effet d'annonce, c'est certain : il montre déjà l'adolescent de Bethléem en roi de Jérusalem. Mais cette portée "idéologique" ne suffit pas à éclairer cette phrase énigmatique. Selon une présentation dont nous retrouverons des exemples, David est mis en scène comme héros d'Israël, mais aussi comme hôte d'un territoire ennemi : il pénètre à Jérusalem, détenue par l'ethnie jébuséenne. Il remet en chantier les frontières les plus assurées.David est issu d'Israël et s'oppose aux Jébuséens : cependant il entre chez eux, le temps d'y déposer son trophée. On verra de même David, le vainqueur de Goliath de la ville de Gath se réfugier longtemps à Gath ! Quand David entre à Jérusalem et quand il y revient après le coup d'état d'Absalom, il est détenteur d'une double appartenance : il est solidaire de son peuple Israël qui est "ses os et sa chair" (2 Samuel 5, 1), il s'est aussi aventuré en terre étrangère, à Jérusalem notamment quand elle était encore une ville païenne. C'est bien de Yeroushalayim que David est roi : les deux Jérusalem.

Nous avons signalé plus haut que la prise de Jérusalem qui serait le sujet idéal d'un grand récit épique ne donne lieu à aucun développement littéraire. On dirait que la tête de Goliath, placée dans la cité, se substitue à toute victoire ultérieure : c'est comme si le triomphe était assuré d'avance, matérialisé par cette tête vaincue. Cette disposition des événements serait à méditer davantage. Notons en passant que le seul indice biblique d'un lieu du crâne à Jérusalem, avant que les évangiles n'en parlent, serait l'endroit où, dans cette ville, la tête du Philistin est déposée.

Ce qui entre à Jérusalem avec le Fils de David

Quand il entre à Jérusalem, Jésus, Fils de David, reprend un parcours que son ancêtre a jadis fait : comme David, il est pétri de solidarités qu'on pourrait juger incompatibles. Il s'avance dans la ville sainte et pourtant il a "mangé avec les publicains et les pécheurs", pactisé avec un centurion romain, fréquenté une cananéenne alors qu'il n'est "envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël". Il est de fait tout de suite mis en cause : des disciples acclament en lui "le roi qui vient au nom du Seigneur", des Pharisiens demandent que ces gens se taisent (Luc 19, 38-40). Autrefois "les boiteux et les aveugles" de Jérusalem devaient barrer le passage au messie David, aujourd'hui, dès après son entrée, "des aveugles et des boiteux s'approchent de lui dans le temple et il les guérit" (Matthieu 21, 14). Par contre, il en a chassé les marchands avec violence (Matthieu 21, 12-13). Appartenances diverses, frontières remises en cause, le Christ est entré dans sa cité.

La chevauchée d'entrée

Dans les quatre évangiles, il est bien précisé que Jésus entre à Jérusalem monté sur une bête de somme. Il s'agit d'un ânon chez trois des évangélistes, d'une ânesse et de son petit pour Matthieu dont l'étrange mise en scène nous retiendra ici14. Les deux disciples envoyés par Jésus "trouvèrent l'ânesse et l'ânon sur lesquels ils mirent leurs vêtements ; (Jésus) s'assit sur eux" (Matthieu 21, 7). Comment est-il possible de s'asseoir sur deux bêtes à la fois, qui doivent être en outre de tailles différentes ?

Ou bien il s'agit d'une absurdité, ou bien la bizarrerie signale une enquête à mener. Le texte de Matthieu faisant montre habituellement d'une intelligence et d'une maîtrise remarquables, choisissons la seconde solution. Jésus est l'organisateur des préparatifs : il envoie deux disciples lui chercher ânesse et ânon, leur dit ce qu'il faudra répondre en cas de questions. L'épisode est encore souligné par une citation du prophète Zacharie, croisée du prophète Isaïe, qui annonce le roi "plein de douceur", s'avançant vers Sion "monté sur une ânesse, sur un ânon".

Ânesses perdues, ânesse trouvées. Mémoire de Saül

La dernière fois qu'un texte biblique a tant insisté sur ce genre d'animaux en lien avec un messie, c'était précisément avant l'onction du premier messie. Saül, un jeune homme grand et beau, a été envoyé par son père, en compagnie d'un serviteur, pour retrouver des ânesses qui s'étaient enfuies15. Le jeune homme et son compagnon parcourent le pays pendant trois jours sans les retrouver. Le dernier jour, ils se rendent chez le prophète Samuel que Dieu a averti la veille : "Demain, à cette heure-ci, je t'enverrai un homme du pays de Benjamin, et tu lui donneras l'onction pour qu'il soit chef sur Israël mon peuple. Il sauvera mon peuple de la main des Philistins" (1 Samuel 9, 16). Saül entre dans la cité de Samuel ; son entrée est mise en relief : il rencontre le prophète qu'il ne connaît pas "au milieu de la porte" de la ville (1 Samuel 9, 18-19). Ce dernier lui annonce que ses ânesses sont retrouvées, l'affaire des ânesses perdues et retrouvées continue d'ailleurs à courir jusqu'au chapitre suivant. Et le lendemain, Saül est marqué par l'huile sainte en privé, devenant ainsi le premier roi messie d'Israël.

Jésus fait en quelque sorte rejouer aux deux disciples qu'il envoie l'histoire inaugurale qui aboutit à l'onction du messie. Deux hommes partent sur la route, et cette fois, le refrain "ils ne trouvèrent pas (les ânesses)" du récit concernant Saül fait place à la formule pleine d'assurance de Jésus : "Vous trouverez une ânesse" (Matthieu 21, 2).

Des histoires d'ânesses :  cela n'est-il pas anecdotique et peu théologique ? Dans la Bible, ce qui relève de l'anecdote, du fait divers banal, est souvent la source des méditations théologiques les plus profondes. Que Saül soit envoyé rechercher un troupeau perdu montre d'abord qu'un messie ne se recrute pas spécialement dans des sphères de l'intelligentsia religieuse. Un messie est investi dès le départ dans des activités concrètes, dans la réalité la plus immédiate. C'est d'emblée un grand enseignement. Quand Jésus demande qu'on lui trouve une ânesse, il manifeste que rien ne se perd dans l'Écriture : des ânesses perdues appellent une ânesse qu'on trouve enfin un beau jour16. En entrant à Jérusalem sur une ânesse, Jésus s'inscrit dans cette tradition selon laquelle les faits du quotidien sont riches de révélation17. Il est bien ce roi "bénin" que chante le verset de Zacharie.

De manière concrète, Jésus reprend à son compte des gestes qui ont concerné Saül, le premier messie. Lui qui descend de la lignée rivale de David, il récapitule cette autre source de la monarchie qu'est Saül dont Dieu avait prévu de faire régner les descendants.

Ânesse, ânon. Mémoire de David

Que dire alors de l'ânon dont parlent aussi Matthieu et les trois autres évangélistes ? Il renvoie quant à lui davantage à la tribu de Juda dont David et sa lignée sont issus. La grande bénédiction de Jacob sur son fils Juda annonce un avenir royal : "Le sceptre ne sera pas retiré à Juda ni le bâton de commandement d'entre ses pieds". Et Jacob ajoute : "Il attache son âne à la vigne, le petit de son ânesse à un cep de qualité" (Genèse 49, 10-11). Un âne, petit d'une ânesse, on le trouve dès le début de l'histoire de David : le garçon vient d'être oint "au milieu de ses frères" à Bethléem ; il est envoyé par son père Jessé à Saül, menant un âne chargé de pain, d'une outre de vin et d'unchevreau" (1 Samuel 16, 20).

En demandant l'ânesse et l'ânon dont il a prévu la location auparavant, Jésus "résout" en quelque manière un dilemme de longue date : la royauté vient-elle par Saül ou par David ? Faut-il, si l'on choisit l'un, éliminer l'autre de sa mémoire ? Jésus assume le double héritage —nous sommes bien à Yeroushalayim. Il serait intéressant de constater, spécialement à partir de son entrée à Jérusalem, à quel point les figures de Saül et de David affleurent dans les gestes et les paroles de Jésus. Le messie rejeté que fut Saül et le messie glorieux que fut David se retrouvent en sa personne. Jésus, chevauchant une ânesse et un ânon, manifeste concrètement qu'il se donne comme l'héritier des deux royautés.

"Hosanna au Fils de David". Mémoire de Salomon

Le récit matthéen comporte encore une mention qui renforce ces références royales. Lors de l'entrée dans la ville, la foule crie cette acclamation : "Hosanna au fils de David" (Matthieu 21, 9). Nous avons retrouvé la figure de David et celle de son prédécesseur Saül, le titre de "fils de David" nous amène maintenant vers la succession davidique. Le premier en date de ses successeurs est Salomon. Le premier chapitre du premier livre des Rois nous montre David âgé, qui désigne enfin celui de ses fils qui règnera après lui, Salomon. L'affaire est difficile parce que un autre fils, Adonias, un demi-frère de Salomon, a anticipé la décision du roi son père et s'est autoproclamé roi. Ce motif des rois en rivalité pour le même trône court dans toute l'histoire de la royauté en Israël : nous l'avons rappelé en mentionnant Saül et David, elle se prolonge parmi les héritiers de David : Adonias et Salomon est la confrontation la plus marquante. Jésus, entrant à Jérusalem, manifeste publiquement son élection : il aura bientôt à s'expliquer, en particulier sur son éventuel statut de "fils de David" (Matthieu 22, 41-46).

David prévoit avec précision le rituel d'intronisation de Salomon. Le prêtre Tsadoq, le prophète Nathan et le dignitaire Benaya feront monter Salomon sur la mule royale afin de descendre jusqu'à la source de Gihon afin qu'il y reçoivent l'onction. Puis dans un grand concours de peuple, le cortège remontera à Jérusalem. Et il en va ainsi : le jeune roi chevauche la mule de son père et quand il revient à Jérusalem, "le peuple monta derrière lui ; le peuple jouait de la flûte et se livrait à une grande joie ; la terre se fendait au bruit qu'ils faisaient" (1 Rois 1, 40).

La liesse non préparée qui entoure l'entrée de Jésus est comparable à ces anciennes festivités. Matthieu souligne que "lorsqu'il entra dans Jérusalem, toute la ville fut secouée ; on disait : Qui est-il, celui-ci ?" (Matthieu 21, 10). Il fait écho à l'étonnement qui s'empara d'Adonias et des siens, alors que le jeune homme célébrait sa propre intronisation parallèle : "Pourquoi ce tumulte dans la ville ?" (1 Rois 1, 41). Il apprend alors que son demi-frère est légalement oint et qu'il entre dans sa cité, entouré d'ovations. L'étonnant motif de la terre qui se fend au bruit de la joyeuse entrée se retrouve aussi chez Matthieu : mais il n'arrive que plus tard, quand Jésus est en croix. Quand il rend l'esprit, "la terre fut secouée, les rochers se fendirent, les tombeaux s'ouvrirent" (Matthieu 27, 51-52). Le verbe ("être secoué") est le même que celui qui évoquait auparavant la ville en émoi lors de l'arrivée de Jésus dans la cité. Le nom correspondant apparaît dans le récit du matin de la résurrection. Quand les femmes arrivent au tombeau, "il y eut une grande secousse" et "les gardes furent secoués par la peur" (Matthieu 28, 2 et 4).

Le roi est vraiment entré dans son règne. La cité sainte sur laquelle il règne est un royaume de vie. Comme le dira s. Paul en reprenant une phrase que Salomon dit à propos de son père David : "Il faut qu'il règne jusqu'à ce qu'il ait mis tous ses ennemis sous ses pieds (1 Rois 5, 17)18. Le dernier ennemi qui sera réduit à rien, c'est la mort" (1 Corinthiens 15, 25-26).

Entrer à Jérusalem

Il y aurait encore beaucoup à dire à la lumière de l'Ancien Testament sur cette scène de l'entrée du Christ à Jérusalem. Il faudrait montrer par exemple comment Jésus, Fils de David, assume le destin d'Absalom, le fils révolté de David. Absalom entre abusivement dans Jérusalem d'où il a chassé son père ; il mourra plus tard dans la forêt d'Éphraïm, enchevêtré dans un arbre et enterré sur place ; il laisse alors à Jérusalem un tombeau vide. Jésus implante, lui, dans la ville d'abord, le règne de son Père : il y meurt de la mort des pécheurs, suspendu au bois de la croix, mais il laisse trois jours plus tard son tombeau vide. Ressuscité, il demande à ses disciples de rester afin d'y "être revêtu de la puissance d'en haut" (Luc 24, 49). La royauté du Fils sera partagée, en premier lieu à Jérusalem, à ceux qui sont frères et héritiers avec lui.

On cherche à travers les livres bibliques une figure de roi authentique, semblable à celle que Melchisédeq nous a fait apercevoir. La première page des Juges nous montre un "antitype" en la personne d'Adonibézeq qui meurt à Jérusalem. Plusieurs livres bibliques commencent avec la figure de David ou de Salomon. Le premier livre des Rois est inaugurée par David âgé, puis Salomon recevant l'onction. Le psaume 2 fait peut-être allusion à Salomon en parlant d'un roi consacré à Sion. Les proverbes se donnent dès le premier verset comme "Proverbes de Salomon, fils de David, roi d'Israël". Le Cantique des cantiques est semblablement attribué à Salomon dès la phrase liminaire. Qohélet se donne comme un écrit du "fils de David, roi à Jérusalem". Le roi de Jérusalem nous fait ainsi entrer dans plusieurs livres bibliques. L'entrée à Jérusalem n'est pas seulement un fait que l'Ancien Testament illumine ; c'est aussi une pratique de l'Écriture : avec notre Roi, nous entrons dans ces livres qui, tous, le concernent.

Philippe Lefebvre 04 14

* Paru dans la revue Communio, 2009/1, p. 53-70.
[1] Les évangiles en grec adaptent : Ierousalem et Yerosoluma.
[2] évangéliser
[3] Yeroushalem et Shalem.
[4] comme le lieu, l'histoire : ce n'est pas ce qu'on croit qu'on retient.
[5] Dieu lui paie de retour : shilam.
[6] Reste longtemps une base de départ.
[7] Je prends le vocabulaire habituel.
[8] Il y a donc deux Jérusalem pour David : celle qu'il conquiert et celle qu'il reconquiert après le coup d'état.
[9] Dans ces passages // cf. Inspiration de David / les vierges folles et sages.
[10] Le mot trajectoire en Lc 13 : je suis au but.
[11] On peut faire remonter l'annonce à l'annonciation : il aura le trône de David son père + le centrage initial sur le temple de J;
[12] On l'appelle prophète en Jn quand il entre à Jérusalem.
[13] Hugo se souvient peut-être de ce texte quand il parle de la prise de Narbonne.
[14] pôlos ou onarion.
[15] Voir Philippe LEFEBVRE, Saül, le fils envoyé par son père. Lecture de 1 Samuel 9, coll. Connaître la Bible 13, Lumen Vitae, Bruxelles, 1999.
[16] On pourrait méditer sur l'ânesse, un "personnage" important de la Bible. Elle a un point commun avec la femme : le premier-né d'une ânesse comme le premier-né d'une femme doit être racheté
[17] Dieu a révélé à Samuel.
[18] Psaume 110 cf. Mt 22, 44

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