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Philippe Lefebvre

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SUITE…

 

 

 

 

 

7 èmeDimanche de Pâques, année C

"Si quelqu'un enlève des paroles de ce livre…"
  Apocalypse 22, 19
 
Quel étonnement, ce dimanche ! La deuxième lecture donne à entendre la toute fin de l’Apocalypse, autrement dit, la fin de la Bible aux yeux des Chrétiens. C’est la parole finale, comme un viatique donné, qui répond au commencement. Le Christ s’y présente d’ailleurs comme l’alpha et l’oméga. En prenant cette comparaison tirée de l’écriture (alpha et oméga sont respectivement la première et la dernière lettres de l’alphabet grec), il renvoie à l’Écriture, cette Parole consignée qui préserve pour nous ce que Dieu nous dit. Et comme l’affirme Jésus dans l’évangile de ce jour, parlant de la Bonne Nouvelle annoncée par les disciples : "Je ne prie pas seulement pour ceux qui sont là, mais encore pour ceux qui accueilleront leur parole et croiront en moi" (Jean 17, 20). La Parole qu’est le Christ, dont il est la première et la dernière lettre, de laquelle il dit le premier et le dernier mot, cette Parole est vivante, actuelle, opératoire. Pas seulement au temps où Jésus parle, mais à chaque époque.
 
Ne pas mettre la main sur la Parole
 
C’est pourquoi on ne peut y toucher impunément. La fin de l’Apocalypse (notre seconde lecture aujourd’hui) le dit expressément : "Si quelqu’un inflige une addition à ce message, Dieu lui infligera les malheurs dont parle ce livre ; et si quelqu’un enlève des paroles à ce livre de prophétie, Dieu lui enlèvera sa part des fruits de l’arbre de vie et sa place dans la cité sainte dont parle ce livre" (Apocalypse 22, 18-19). Or, que penser en ce dimanche ? Le missel nous offre ce texte qui clôture la Bible et qui comporte cette sévère mise en garde contre ceux qui enlèveront des paroles, et, dans le même mouvement, il nous enlève une partie de ce texte ! Notre extrait va en effet du verset 12 au verset 20, mais il manque le verset 15. Étrange, non ?, de proposer un texte de l’Écriture en faisant immédiatement à ce texte ce qu’il dit de ne surtout pas faire. Cela illustre une réflexion que j’ai faite dans ces pages : "De quoi parle la Bible ? Elle parle de ce qui arrive quand on parle de la Bible !". Il n’y a, en d’autres termes, pas vraiment de rupture entre la Parole biblique et la mise en œuvre qui en est immédiatement faite. Parle-t-on de ne rien retrancher au texte, on retranchera alors au texte qui le dit une partie de son contenu. La Parole révèle : ce qu’elle annonce n’est pas un projet au-delà de notre portée ; elle annonce ce qui a lieu quand on l’annonce.

Or, que dit le verset 15 qui a été enlevé ? Ceci : "Dehors les chiens, et les sorciers, et les fornicateurs, et les meurtriers, et les idolâtres, et quiconque aime et pratique le mensonge !". On peut se prendre à penser : "Tant mieux ! On a retiré de la circulation un verset trop pénible". Une telle pensée serait à analyser – car elle hante bien souvent nos esprits. Elle n’est certes pas illégitime : on n’a pas envie de jeter dehors certaines personnes manu militari ; on peut se sentir visé par les termes évoqués. Mais tel est précisément l’enjeu de la Parole à laquelle rien n’est à retrancher. Est-ce une Parole pour la vie – et alors comment l’entendre ? Ou bien accuse-t-on Dieu en sourdine d’être un mauvais sujet qui lâche parfois des outrances verbales qu’il faut de temps à autres corriger ou masquer ?
 
Manque d’Esprit
 
En tout cas, enlever ce verset qui précède les versets interdisant de retrancher quoi que ce soit procède d’un manque de foi. Il n’y a, apparemment, pas d’Esprit Saint pour les liturges qui ont trafiqué ce texte, cet Esprit que l’Église nous engage à attendre, à accueillir, en ce temps situé entre l’Ascension et la Pentecôte. Qui est l’Esprit Saint ? Celui qui a inspiré toute l’Écriture, d’un bout à l’autre, et qui l’éclaire. Celui qui fait entendre la Parole dans sa force vivifiante et la fait comprendre aux simples, comme le répète la Sainte Écriture depuis toujours. Dire qu’il faut enlever ce verset et que le peuple chrétien risque de mal le comprendre ou d’en demeurer choqué, c’est d’une certaine manière refuser tout interlocuteur. On n'admet ni l’Esprit qu’on n’a pas eu l’air d’entendre au moment où il interdit de retrancher une partie du texte, ni les fidèles dont on semble savoir déjà ce qu’ils penseront, comme s’ils formaient une masse indifférenciée et parfaitement prévisible.
La première lecture de ce jour le raconte : quand Étienne annonce qu’il voit "les cieux ouverts et le Fils de l’Homme debout à la droite de Dieu" (Actes 7, 56), ses contradicteurs "se bouchèrent les oreilles et se mirent à pousser de grands cris" (v. 57). Que ne veut-on pas entendre ? Les versets réputés rudes, comme celui qu’on nous a enlevé en Apocalypse 22, ou bien les paroles de triomphe qui témoignent de la gloire de Dieu offerte à celui qui souffre. Autrement dit, il semble que beaucoup n’aient pas tellement envie d’écouter Dieu, quelles que soient les paroles qu’il profère.
 
Le verset tronqué : sens vivifiant
 
Revenons à notre texte tronqué. Il est loisible de trouver des excuses et d’avancer, en fin de compte, que ceux qui lui ont enlevé ce verset sont "hors compétition", que le texte qui fustige les coupeurs de texte sacré ne saurait les désigner. En désespoir de cause – j’en ai souvent fait l’expérience – on dit à celui qui s’étonne d’une telle pratique : "Mais toi, que dis-tu ? Te crois-tu au dessus de la mêlée ?". Je m’y crois si peu que je revendique au contraire d’être plongé dans la mêlée avec la Parole tout entière ! Il est plus difficile de recevoir une Parole, qui est déconcertante pour moi comme pour tout le monde, telle que le verset enlevé nous la donne, que de faire son petit baratin religieux sans cette Parole. Le malheur veut (comme Genèse 3 nous le fait déjà comprendre) que la parole dévoyée, comme celle qu’utilise le serpent (il reprend en les tronquant les paroles du Seigneur), paraît à beaucoup bien plus convaincante qu’une Parole vraie. La Parole vraie demande que l’on attende, que l’on se laisse atteindre et chahuter par elle ; la parole fausse va toujours dans le sens du poil et satisfait toutes nos gentilles petites prévisions.
 
Relisons notre verset : "Dehors les chiens, et les sorciers, et les fornicateurs, et les meurtriers, et les idolâtres, et quiconque aime et pratique le mensonge !" (Apocalypse 22, 15). Ce propos de l’extrême fin du livre ne se comprend qu’avec le livre. Pris sans contexte, il peut soudain sonner comme un appel au jihad. Mais les Chrétiens savent, parce qu’ils écoutent la Parole, que la seule guerre sainte que la Parole déclenche est la lutte contre l’enfermement. La vie et la Parole se reçoivent de Dieu, en permanence et en toute occasion. L’ignorer, c’est être un "chien, un adultère, un idolâtre, un meurtrier". Qu’est-ce à dire ?  Lisons l’Écriture dans l’Esprit pour comprendre l’Écriture.

1) "Chien" est un nom que les Juifs pouvaient donner aux païens à leur époque. Jésus se fait l’écho de cette appellation injurieuse ; quand une païenne (Cananéenne, Syro-phénicienne : elle porte des marques superlatives du caractère étranger), quand une païenne donc s’approche de lui, il lui répond qu’il n’est venu que pour les enfants d’Israël, puis qu’il ne saurait jeter le pain réservé à son peuple aux jeunes chiens (Matthieu 15, 21-28 ; Marc 7, 24-30). La femme ne se démonte pas, elle répond à Jésus, et a lieu une rencontre d’exception. Jésus lui dit même des mots qu’il n’adresse qu’à son Père (Matthieu 26, 39) : "Que tout se passe comme tu veux" (Matthieu 15, 28). Cette chienne de païenne a donc tout compris ; Jésus a bien marqué, pour les témoins de son dialogue, le fossé qui sépare depuis des siècles Israël des peuples que cette femme représente, et il manifeste aussi combien cette femme vivante et vivifiante appartient au seul peuple que Dieu connaisse : le peuple de ceux qui parlent et agissent pour que la vie triomphe. "Chiens" n’a donc pas un sens d’exclusion raciale. N’est pas chien qui l’on croit. Le terme "renard" que Jésus adresse à Hérode (Luc 13, 32), le roi de son propre peuple, brouille les pistes : une étrangère n’est pas une chienne, un roi des Juifs est un renard !

2) Les "sorciers" sont ceux qui évoquent les morts : la pratique est condamnée (Lévitique 19, 31 ; Deutéronome 18, 11…) parce que la grande nouvelle de la Bible est que Dieu parle à son peuple. Pas besoin de faire intervenir des morts quand le Dieu des vivants entre en dialogue et demande qu’on lui réponde. "Sorciers" peut désigner ainsi toute personne qui prétend connaître une vérité sans la tenir de la personne qui serait la seule habilitée à enseigner cette vérité (cf. 1 Samuel 15, 23 : Saül qui a écouté la rumeur publique comme une "vérité" plutôt que Dieu est accusé pour cela de sorcellerie par Samuel).

3) Le terme "fornicateur" (ou "adultère") désigne régulièrement ceux qui délaissent Dieu et sa Parole pour chercher des solutions qu’ils s’imaginent plus efficaces pour vivre. Sans cesse, par la bouche des prophètes, Dieu se plaint de son peuple qui forniquent avec des divinités étrangères et qui l’abandonnent, lui qui est "la source d’eaux vives" (Jérémie 2, 13).

4) Les "meurtriers" sont ceux qui tuent comme Caïn le fit à l’encontre de son frère Abel. Mais il y a mille manières de tuer, certaines pouvant être très feutrées comme les psaumes en décrivent incessamment la pratique (langue mielleuse, mais gosier dévorant : cf. psaume 5 et bien d’autres). Les "meurtriers" luttent férocement pour maintenir leur pouvoir et ne laisser personne empiéter sur leurs prérogatives.

5) Les "idolâtres" adorent d’autres dieux que Dieu ; déjà dans l’Ancien Testament, le terme ne renvoient pas seulement à l’adhésion perverse à d’autres divinités, mais il dénonce tout attachement à des créatures considérées comme sources de normes et de reconnaissance. Le psaume 73 par exemple montre ceux qui suivent la voix des personnages en vue et prennent leur parti en pensant ainsi être du côté du manche : voilà l’idolâtrie.
Bref, tous les termes de notre verset dénoncent le mensonge (le mot vient ensuite) qu’il y a à prétendre tirer sa vie d’un autre que du Dieu vivant, ou, pour dire les choses d’une manière plus générale, ces mots dénoncent ceux qui s’imaginent vivre en pensant maîtriser la vie, la contrôler, la prévoir, ceux qui prétendent avoir des solutions et s’en remettent à des systèmes qui paraissent les garantir.
 
La cité sainte que l’Apocalypse présente est fondée sur une réalité opposée : elle y accueille tous ceux qui, comme l’Agneau, n’ont pas cherché à vivre en se garantissant de tout et de tous, mais se sont avancés les mains nues, démunis. Les gens mentionnés auparavant, ne supportent pas que leur vie vienne d’un autre, ils ne veulent pas écouter une Parole qui ne soit la leur et celle de leur groupe : ils ne sont donc pas habilités à résider dans cette cité. L’injonction inaugurale "dehors !" n’est pas tant un châtiment que la prise de conscience d’une incompatibilité physique, fondamentale. Et cela est à entendre.

Enlever ce verset du texte liturgique pour toutes sortes de bonnes raisons relève peut-être d’une prétention à maîtriser la Parole, à savoir ce qui est bon ou pas pour le peuple chrétien, et d’une volonté de ne pas faire trop de remous. À bon entendeur, salut.
Fr. Philippe Lefebvre 05 10

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