Écho

Marie blanche potte

est historienne de l'art
et Conservateur du Patrimoine
pour la région Auvergne

 

Écho n°3

Le désordre et l'inconvenant
12 - 14 juin 2009

ICONVENANCE ET DÉSORDRE — DÉSORDRE ET INCONVENANT, chacun avait entendu le titre comme bon lui semblait… Mais que le désordre soit premier ou second, qu’il s’agissent d’inconvenance ou d’inconvenant, finalement nous nous rencontrâmes, aux croisements de nos disciplines.

Inconvenance et désordre. A l’énoncé du premier de ces deux termes, chacun a un petit sourire en coin. Au second, il se cale dans le fauteuil, fixe le sourire, et attend, sûr de savoir de quoi l’on parle.

Mais qui peut se targuer vraiment de pouvoir dire dans l’instant ce qui est inconvenant, une fois écartée la simple évocation de la grivoiserie ? Et même elle… Le très célèbre adage concernant la bêtise s’applique une fois de plus : nul ne sait la définir, et pourtant chacun en connaît un exemple.

L’inconvenance, donc. Il m’eût été, souvent, utile de savoir ce qui est inconvenant. Curieusement peut être moins pour l’éviter que pour trouver à point à dissoner quelque part. Un dîner ennuyeux, on voudrait pouvoir dire ou faire dans l’instant une chose inconvenante, qui tout à fois dissone, froisse, discrédite, et permet de partir nimbé de l’éclatant manteau de celui qui se fiche éperdument des codes.

Car voilà bien l’affaire : il faut un consensus – j’emploie le mot à dessein – et une foule de codes pour qu’il y ait inconvenance. Et le seul énoncé de ces codes ne suffit pas pourtant à définir, en creux, ce qui est inconvenant.

Voilà pourquoi le désordre. S’il suffisait en fait de commettre ce qui ne se fait pas, l’ordre ne vacillerait pas, la loi prévoit le permis tout comme la transgression. Inconvenance et désordre sont bien plus que cela, à eux deux ils mettent à mal non seulement ce qui se fait, mais aussi ce qui ne se fait pas, mêlant les deux, les retournant, montrant des convenances leur face au moins cachée.

Il me plaît à trouver souvent qu’inconvenance et humain trop humain ont quelque chose à voir. Car lorsqu’il m’est apparu que vraiment – soit pour le déplorer, de honte, soit pour m’en orgueillir – j’eusse été inconvenante, c’est souvent par excès d’humanité, par désordre, par ignorance des contraintes du corps et de l’esprit qui nous font vivre ensemble. J’ai été inconvenante en étant parfois trop gaie, en ayant trop rit, et à contretemps. Mais peut être plus encore j’ai été inconvenante lorsque j’ai été trop triste, lorsque j’ai conté des larmes ou un drame à des gens pas assez proches, ou trop nombreux autour.

Essayez donc de dire que vous êtes triste à une assemblée réunie pour dîner, et cette simple chose fera toucher du doigt à chacun ce qu’est inconvenance et désordre. Mais je ne répugne pas non plus à la grivoiserie, finalement.

 
Le désordre et l'inconvenant… le samedi

 
Le débat s’est ouvert sur l’exposé de Bruno Queysanne ; a travers la déconstruction des formes de l’architecture de Coop Himmelblau ou de Zaha Hadid, l’inconvenance s’y incarne dans les obliques, dans les inconforts, dans les espaces délaissés. L’architecture ayant poussé les convenances jusqu’à empiler les ordres, offre le flanc aux échappées et aux audaces qui, prenant forme, laissent l’habitant ou le visiteur debout face au désordre… qui apprend dès lors alors à regarder en l’air.
 
Aurélie Verdier nous a présenté, juste après, Picabia qui diffuse l’injure comme autant d’actes artistiques, d’hypertrophies de l’ego que la presse relaie avec complaisance. Quelle est donc cette inconvenance faite œuvre ? Aurélie nous en expose les liens, les raisons, les évolutions du sens. Son contemporain Arthur Cravan, fait quant à lui corps avec l’inconvenance, considérant qu’il est trop grand, trop large, trop tout, il s’institue artiste et boxeur, et fait plier sous le poids de sa masse les convenances d’une Marie Laurencin. Ainsi s’est clos la matinée, riche déjà d’un constat : l’inconvenance s’incarne, et la forme qu’elle prend est riche d’enseignements.

Nous avons ouvert l’après midi par un passage en images dans le parc de la Cour Dieu, grisés du repas, grisé de froid. Les photographies en noir et blanc prise par Pierre Thibaut nous donnent un avant goût de son travail, chassant les traces du jardin enfoui, rendant équivalent l’herbage et le ciel.

Puis l’inconvenance a repris, s’affichant, nous montre Marie Monfort, au XVIe siècle dans la peinture d’étranges couples, mal assortis, vieil homme flétri et jouvencelle, jeune homme qu’attire une sorcière édentée. Peinture morale, carnaval du monde, ou complaisance à l’asymétrie des couples ? Peindre l’inconvenance, c’est aussi dépeindre la place de la femme, peu à peu, au cours du siècle, accusée de mener les hommes comme on dresse un cheval…
 
Déroger à la forme du couple, déroger à la forme convenue, s’isoler des convenances : Renaud Escande nous a fait entendre autrement Beethoven ; la forme de la Sonate ne souffre pas qu’on y déroge : Beethoven s’y plie, puis lui échappe, perce la forme jusqu’à la rupture. La répétition d’une note, martelée, échappant aux thèmes, ouvre la voie à des musiques à venir – plus tard, bien plus tard, de Chopin, soudain moins convenu, ou de Steve Reich, soudain héritier d’une longue histoire. Renaud nous a fait comprendre, éprouver, l’inconvenant de Beethoven, au-delà des caricatures de sa surdité, touchant du doigt l’isolement d’un homme qui, plus qu’une rupture d’avec les sons qui l’entourent, acte une rupture d’avec le public qui l’écoute.

Jean Pierre Brice Olivier nous a alors parlé non pas d’un inconvenant qu’il aurait choisi, mais, c’est plus osé finalement, de celui qui l’anime : si je suis inconvenant, c’est parce que je veux le bonheur des autres. Je vais où ils ne sont pas allés, les précède, ouvre la voie, leur tend la main, et parfois certains me suivent. Si je reste seul, tant pis. S’ils m’ont suivi, c’est autant de liberté en plus. La leçon de Jean Pierre a laissé chacun sans voix, parce que chacun, au cours de ces journées, en a éprouvé la totale réalité.

Car l’inconvenant s’éprouve, comme autant de libertés prises vis-à-vis des règles : Viviane de Montalembert passe alors du chapeau d’Aretha Flankin à l’investiture d’Obama, au regard des victimes portées sur leur bourreau, qui tous ne disent qu’une chose : je suis. Parce que la chair, nous la partageons tous, je suis et nul ne peut m’anéantir puisque je me poursuis en vous. L’inconvenant, et son affirmation, sont ce moment de grandeur où j’affirme : je suis.
 
 
 

L'inconvenance et le désordre… le dimanche

La seconde matinée, forte de tous ces échanges, a persisté : l’inconvenance est partout. Et elle est nécessaire. Philippe Lefevre nous montre l’inconvenance de La Bible, qui sème dans l’esprit de celui qui voudrait appliquer chaque règle à la lettre un lancinant désordre : sitôt la règle énoncée, elle est transgressée par le premier de tous. Ne pas épouser de femme étrangère, ne pas boire le sang, ne pas voir Dieu… et sitôt paraît un guide, qui éprouve la règle en n’y convenant pas. L’inconvenance de chacun ouvre la voie, et montre que Dieu est là aussi où l’on ne doit pas aller.

Et l’iconographie qui puise dans la Bible se fait l’écho de ces inconvenances savantes : Marie Blanche Potte a montré ainsi Suzanne au bain, Noé ivre, qui tous deux se montrent nus. Ils ne l’ont pas voulu... Ne serait ce pas dès lors plutôt ceux qui regardent qui sont inconvenants ? Cham, regardant son père nu, a l’inconvenance de croire ce qu’il voit, de le dire, de le donner comme une vérité. Mais plus encore : Suzanne fermant la porte du jardin, Noé s’enivrant, tous rompent la chaîne qui fait que l’on convient ensemble, qu’on se ressemble de proche en proche. La chaîne rompue, nous dit saint Augustin, une autre chaîne paraît : Suzanne voisine avec le baptême, Noé avec le Christ… ils ne sont inconvenants que pour convenir ailleurs. Mais aujourd’hui peut être, où la convenance justement est d’être isolé, n’est il pas plus délicieusement inconvenant de dépendre des autres ?

A Serge Rivron le bonheur de conclure : une lecture de ses écrits clos les interventions. Inconvenance du verbe, des orgies des personnages, de leur posture de liberté aussi.

Le débat s’ouvre, il n’a pas cessé durant ces rencontres pour notre plus grand plaisir. L’inconvenance devient dès lors cet élément nécessaire à l’ordre, qui troue le carcan, sans imposer une nouvelle forme, laissant des béances nécessaires à la vie, au présent, au « je suis ». Nous nous en souviendrons.
Marie Blanche Potte 06 09
 
PROGRAMME DES JOURNÉES

Samedi matin
- Marie Blanche Potte : présentation
- Bruno Queysanne, philosophe
- Aurélie Verdier, historienne d'art

Samedi après-midi
- Pierre Thibaut, photographe
- Marie Monfort, historienne d'art
- Renaud Escande, éditeur de philosophie
- Jean Pierre Olivier & Viviane de Montalembert

Dimanche
- Philippe Lefebvre, bibliste
- Marie-Blanche Potte, historienne d'art
- Serge Rivron, essayiste
 
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